Friday, 4 November 2011

"Une acuité remarquable"

Nicole Lapierre, Le Monde des Livres

Exploratrice de la mémoire juive, la sociologue Nicole Lapierre, directrice de recherche au CNRS, à qui l'on doit, entre autres, Le Silence de la mémoire (Plon, 1989), s'est aussi intéressée aux Antilles. Elle a entrepris d'étudier, la transmission mémorielle chez les familles noires, notamment dans La Famille providence (avec Claudine Attias-Donfut, La Documentation française, 1997).


Dans son dernier ouvrage, Causes communes. Des Juifs et des Noirs, elle s'attache à mettre en lumière, non ce qui sépare, mais ce qui rassemble ces deux "communautés de souffrance", à travers les pensées et les oeuvres croisées de "grandes figures" du XXe siècle. Parmi lesquelles, inévitablement, l'auteur de Peau noire, masques blancs.
Pour écrire "Peau noire, masques blancs", Frantz Fanon s'est largement inspiré des "Réflexions sur la question juive" (1946), ouvrage dans lequel Jean-Paul Sartre écrit que "c'est l'antisémite qui fait le juif". Mais l'admiration de Fanon pour Sartre "n'était pas inconditionnelle", dites-vous...

Les Réflexions sur la question juive ont aidé Frantz Fanon à penser certains thèmes de la "question noire" : l'inauthenticité, l'aliénation antillaise, etc. En revanche, il exprime son désaccord avec un autre texte de Sartre, Orphée noir (in Situations III. Lendemains de guerre, Gallimard, 1977), empreint d'un lyrisme, d'un primitivisme étonnants. Fanon le récuse. Comme il récuse le concept de "négritude", ce "mot-défi" lancé dans les années 1930 par Aimé Césaire - autre penseur-phare, également cher à Frantz Fanon.
Il reste, de ce point de vue, d'une acuité remarquable. Radical dans sa dénonciation du racisme, Fanon refuse toute perspective identitaire close. Ce qu'il dit demeure éclairant, aujourd'hui encore, quand on songe à certaines théories postcoloniales, assez répandues aux Etats-Unis, qui affirment, par exemple, l'existence d'une philosophie "purement africaine". Fanon ne cède rien là-dessus. Ce qu'il dit vaut pour toute population issue du colonialisme. Sa parole reste forte, universalisable.

Dans "Causes communes", vous faites de Frantz Fanon (1925-1961) et d'Edouard Glissant (1928-2011) des presque frères. Le premier laisse l'image d'un penseur et d'un militant, engagé bien au-delà du "monde noir". Le second, celle d'un poète immense, d'un homme de lettres, mais pas vraiment d'un homme d'action ?

Glissant a été très tôt habité par une oeuvre littéraire et poétique - loin de -toute prose "engagée". Cela ne l'a pas empêché d'avoir été, dans sa jeunesse, un militant trotskiste. Et il a toujours été très présent dans les combats menés aux Antilles, prenant position, ces dernières années, contre la politique du président Sarkozy.

C'est à Paris, autour de la maison d'édition Présence africaine, que Glissant et Fanon se sont connus. Ils ont trois ans d'écart, ils appartiennent à la même génération. Ils s'apprécient. En 1956, le premier congrès des écrivains et artistes noirs est organisé à la Sorbonne. Léopold Sédar -Senghor loue l'inspiration de "l'Afrique mère", tandis qu'Aimé Césaire dénonce le "chaos culturel" que provoque la situation coloniale. Fanon et Glissant sont un peu à part dans cette célébration nécessaire de la négritude, à laquelle ils adhèrent sans s'en satisfaire. Chacun d'eux, à sa manière, fait preuve d'une autonomie de pensée et de création, chacun développe son sens critique - y compris vis-à-vis des grands aînés. A l'époque, prendre ses distances avec la négritude représente quelque chose de très audacieux. Fanon et Glissant ont cette audace : on le voit dans les textes de l'un, comme de l'autre.

Vous donnez à Frantz Fanon le mot de la fin. Lui, dont on fait, souvent, un apôtre de la violence révolutionnaire, prône ici l'empathie - ce déplacement de soi vers l'autre. Vous prenez, là encore, le contre-pied d'une opinion dominante ?

A la fin de Peau noire, masques blancs, Fanon encourage les solidarités, fondées sur le respect et la réciprocité : "Pourquoi tout simplement ne pas essayer de toucher l'autre, de sentir l'autre, de me révéler l'autre ? Ma liberté ne m'est-elle pas donnée pour édifier le monde du Toi ?", écrit-il. Fanon, comme les autres grandes figures du XXe siècle que j'évoque dans Causes communes, a construit sa vie et sa pensée autour des idéaux de liberté, de dignité. Que ces espérances aient été, en partie, brisées, n'empêchent pas l'oeuvre de Fanon de demeurer opérante, sur deux points au moins : le souci du monde et la défense des opprimés. Ces espérances, quelque chose, dans le présent, les fait revenir. On sent bien sourdre un mouvement - celui des "indignés", entre autres -, on sent bien surgir l'idée qu'on n'en peut plus, qu'il nous faut reprendre une forme d'action politique. Le fait qu'on publie la biographie de Fanon en français, qu'on réédite ses écrits, tout cela n'est pas lié à la seule commémoration de sa mort. Faut-il y voir un retour de Fanon ? Une chose est sûre : il y a pour son oeuvre un intérêt renouvelé.

Parcours

1925
Frantz Fanon naît à Fort-de-France, à la Martinique.

1943
Il s'engage dans les Forces françaises libres, puis rejoint l'armée régulière.
Quelques mois plus tard, il est blessé dans les Vosges.

1953
Il devient médecin-chef à l'hôpital psychiatrique de Blida (Algérie), après des études de médecine à Lyon.

1957
Expulsé d'Algérie par les autorités coloniales, il rejoint le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) à Tunis.

1960
Il est nommé ambassadeur du GPRA au Ghana.

1961
Il meurt d'une leucémie à Bethesda (Maryland, Etats-Unis). Il est enterré en Algérie.

Propos recueillis par Catherine Simon