Samir Amin, Pambazuka
FANON, LES ANTILLES ET L'ESCLAVAGE
Fanon est né Antillais. L’histoire de son peuple, de l’esclavage, de sa
relation à la métropole française, a donc été par la force des choses le
point de départ de sa réflexion critique. La première et seule
révolution sociale que le continent américain ait connu jusqu’aux temps
récents est celle des esclaves de Saint Domingue (Haiti) ayant conquis
par eux-mêmes leur liberté. La révolution de Saint Domingue coïncidait
avec celle du peuple français. L’aile radicale de la révolution
française sympathisait donc naturellement avec celle des esclaves ayant
conquis leur liberté par eux-mêmes, devenus de ce fait d’authentiques
citoyens. Mais bien entendu les colons de la place ne l’entendaient pas
ainsi. Le recul de la révolution française s’est traduit dans les
Antilles par le rétablissement de l’esclavage, à nouveau aboli par la
Seconde République en 1848, sans que pour autant soit aboli leur statut
colonial jusqu’en 1945, date à partir de laquelle s’ouvre un chapitre
nouveau de leur histoire.
Que voulait-on? L’indépendance - fut elle encore en apparence éloignée -
ou l’assimilation, ou encore la construction d’une « Union française
véritable », c’est à dire d’un Etat multinational. Les partis
communistes des Antilles et de la Réunion se sont battus sur le terrain
de l’assimilation et ont fini par l’emporter effectivement. Le résultat
s’impose aujourd’hui : l’assimilation a créé une dépendance économique
et sociale telle qu’il est difficile de concevoir que le mouvement
puisse être inversé et que les Antilles et la Réunion puissent un jour
devenir indépendants. Paradoxe apparent : si aujourd’hui les Antilles et
la Réunion sont devenues indissociables de la France, elles le doivent
aux efforts des communistes, de France et des colonies concernées,
couronnés de succès. La droite, qui s’était toujours opposée à
l’assimilation des droits, défenseur hier de l’esclavage et plus tard du
statut colonial, n’aurait donc pas évité que le mouvement conduise, ici
comme dans les Antilles anglaises et à Maurice, à la revendication
indépendantiste.
Bien entendu, en dépit des transformations profondes produites par la
départementalisation à partir de 1945, les effets du passé esclavagiste
et colonial ne pouvaient être gommés ni de la mémoire des peuples
concernés ni de leur conception vivante de leur identité dans ses
rapports avec la France. « Peaux noires, masques blancs » nous propose,
sur ce terrain, une analyse d’une lucidité parfaite. Le traitement des
problèmes abordés dans cet ouvrage permet d’en saisir la singularité –
au-delà des dénominateurs communs banals - par opposition aux défis
auxquels sont confrontés les Noirs des Etats-Unis, ceux des Antilles
britanniques, du Brésil, les Noirs d’Afrique en général et ceux
d’Afrique du Sud en particulier. Je rapporterai ces différences à la
distinction que je propose entre colonialisme externe et colonialisme
interne (ref « Du capitalisme à la civilisation », 2008, pages 145-151).
FANON ET LE DEFI DU CAPITALISME REELLEMENT EXISTANT
L’accumulation par dépossession est permanente dans l’histoire du capitalisme réellement existant
Fanon avait parfaitement compris que l’expansion capitaliste était
fondée sur la dépossession des peuples d’Asie, d’Afrique, d’Amérique
latine et des Caraibes, c'est-à-dire de la majorité écrasante des
peuples de la planète. Que les victimes majeures de cette expansion –
les « damnés de la terre »- étaient donc ces peuples, appelés par la
force des choses à la révolte permanente et légitime contre l’ordre
mondial impérialiste.
Le capitalisme historique, fondé sur la conquête du monde par les
centres impérialistes abolit par sa nature même la possibilité pour les
sociétés des périphéries de son système mondial de « rattraper » et de
devenir, à l’image des centres, des sociétés capitalistes opulentes. La
voie capitaliste constitue pour ces peuples une impasse. L’alternative
est donc socialisme ou barbarie. La vision (hélas dominante) d’une
accumulation préalable nécessaire et incontournable, qui exigerait le
passage par une « phase capitaliste » avant de s’engager sur la voie
socialiste, est sans fondement dès lors qu’on prend la mesure des défis
objectifs que représente le capitalisme historique.
La conquête du monde par les Européens constitue une gigantesque
dépossession des Indiens d’Amérique. La traite négrière qui prend la
relève exerce sur une bonne partie de l’Afrique une ponction qui retarde
d’un demi millénaire le progrès du continent. Des phénomènes analogues
sont visibles en Afrique du Sud, au Zimbabwe, au Kenya, en Algérie et
plus encore en Australie et en Nouvelle Zélande. Ce procédé
d’accumulation par dépossession caractérise l’Etat d’Israël – une
colonisation en cours. Non moins visibles sont les conséquences de
l’exploitation coloniale des paysanneries soumises de l’Inde anglaise,
des Indes néerlandaises, des Philippines, de l’Afrique : les famines
(celle célèbre du Bengale, celles de l’Afrique contemporaine) en
constituent la manifestation. La méthode avait été inaugurée par les
Anglais en Irlande dont la population, jadis égale à celle de
l’Angleterre, n’en représente plus encore aujourd’hui que le dixième,
ponctionnée par la famine organisée dont Marx a fait le procès. La
dépossession n’a pas frappé seulement les populations paysannes – la
grande majorité des peuples d’autrefois. Elle a détruit les capacités de
production industrielle (artisanats et manufactures) de régions naguère
et longtemps plus prospères que l’Europe elle même : la Chine et l’Inde
entre autre (les développements de Bagchi, dans son dernier ouvrage «
Perilous passage », sont sur ce sujet indiscutables).
Le XIXe siècle a représenté l'apogée de ce système de la mondialisation
capitaliste/impérialiste. Au point que, désormais, expansion du
capitalisme et « occidentalisation » au sens brutal du terme rendent
impossible la distinction entre la dimension économique de la conquête
et sa dimension culturelle, l'eurocentrisme.
LE XXE SIECLE : LA PREMIERE VAGUE DES REVOLUTIONS SOCIALISTES ET L’EVEIL DU « SUD »
Le moment de l’apogée du système est bref : à peine un siècle. Le XXe
siècle est celui de la première vague de grandes révolutions conduites
au nom du socialisme (Russie, Chine, Vietnam, Cuba) et de la
radicalisation des luttes de libération de l’Asie, de l’Afrique et de
l’Amérique latine, dont les ambitions s’expriment à travers le « projet
de Bandoung » (1955-1981). Cette concomitance n’est pas le fruit du
hasard. Le déploiement mondialisé du capitalisme/impérialisme a
constitué pour les peuples des périphéries concernées la plus grande
tragédie de l'histoire humaine, illustrant ainsi le caractère destructif
de l'accumulation du capital. La loi de la paupérisation formulée par
Marx s'exprime à l'échelle du système avec encore plus de violence que
ne l'avait imaginé le père de la pensée socialiste ! Cette page de
l'histoire est tournée. Les peuples des périphéries n'acceptent plus le
sort que le capitalisme leur réserve. Ce changement d'attitude
fondamental est irréversible. Ce qui signifie que le capitalisme est
entré dans sa phase de déclin. Ce qui n'exclut pas la persistance
d'illusions diverses: celles de réformes capables de donner au
capitalisme un visage humain (ce qu'il n'a jamais eu pour la majorité
des peuples), celles d'un « rattrapage » possible dans le système, dont
se nourrissent les classes dirigeantes des pays « émergents », grisées
par les succès du moment, celles de replis passéistes (para religieux ou
para ethniques) dans lesquelles sombrent beaucoup de peuples « exclus »
dans le moment actuel. Ces illusions paraissent tenaces du fait que
nous sommes dans le creux de la vague. La vague des révolutions du XXe
siècle s'est épuisée, celle de la nouvelle radicalité du XXIe siècle ne
s'est pas encore affirmée. Et dans le clair-obscur des transitions se
dessinent des monstres, comme l'écrivait Gramsci.
Les gouvernements et les peuples de l’Asie et de l’Afrique proclamaient à
Bandoung, en 1955, leur volonté de reconstruire le système mondial sur
la base de la reconnaissance des droits des nations jusque là dominées.
Ce « droit au développement » constituait le fondement de la
mondialisation de l’époque, mise en œuvre dans un cadre multipolaire
négocié, imposé à l’impérialisme contraint, lui, à s’ajuster à ces
exigences nouvelles. L'ère de Bandoung est celle de la Renaissance de
l'Afrique. Ce n'est pas un hasard si les Etats africains s'engagent dans
des projets de rénovation qui leur imposent de s'inspirer des valeurs
du socialisme, puisque la libération des peuples des périphéries
s'inscrit nécessairement dans une perspective anti capitaliste.
Il n'y a pas lieu de dénigrer ces tentatives nombreuses sur le
continent, comme on le fait aujourd'hui: le régime odieux de Mobutu a
permis en trente ans la formation d'un capital d'éducation au Congo 40
fois supérieur à celui que les Belges n'avaient pas réalisé en 80 ans.
Qu'on le veuille ou non, les Etats africains sont à l'origine de la
formation de véritables nations. Et les options « trans ethniques » de
leurs classes dirigeantes ont favorisé cette cristallisation. Les
dérives ethnicistes sont ultérieures, produites par l'épuisement des
modèles de Bandoung, entraînant la perte de légitimité des pouvoirs et
le recours de fractions de ceux ci à l'ethnicité pour la rétablir à leur
profit. Je renvoie ici à mon ouvrage « L'Ethnie à l'assaut des Nations »
(Harmattan, 1994).
Le long déclin du capitalisme, sera-t-il synonyme d’une longue
transition positive au socialisme ? Il faudrait, pour qu’il en soit
ainsi, que le XXIe siècle prolonge le XXe siècle et en radicalise les
objectifs de la transformation sociale. Ce qui est tout à fait possible,
mais uen possibilité dont les conditions doivent être précisées. A
défaut, le long déclin du capitalisme se traduirait par la dégradation
continue de la civilisation humaine. Je renverrai ici à ce que j’ai
écrit à ce propos il y a plus de vingt cinq ans : « Révolution ou
décadence ? » ( Classe et Nation, Minuit 1979, pp 238-245).
Le déclin n’est pas non plus un processus continu, linéaire. Il n’exclut
pas des moments de « reprise », de contre offensive du capital. Le
moment actuel est de cette nature. Le XXe siècle constitue un premier
chapitre du long apprentissage par les peuples du dépassement du
capitalisme et de l’invention de formes socialistes nouvelles de vie,
pour reprendre l’expression forte de Domenico Losurdo ( Fuir l'histoire,
Delga 2007). Avec lui je n’analyse pas son développement dans les
termes de « l’échec » (du socialisme, de l’indépendance nationale) comme
la propagande réactionnaire qui a le vent en poupe aujourd’hui tente de
le faire. Au contraire ce sont les succès et non les échecs de cette
première vague d’expériences socialistes et nationales populaires qui
sont à l’origine des problèmes du monde contemporain. L’analyse des
contradictions sociales propres à chacun de ces systèmes, des
tâtonnements caractéristiques de ces premières avancées, explique leur
essoufflement et finalement leur défaite et non leur échec (Samir Amin, «
Au delà du capitalisme sénile », PUF 2002, pp 11-19). C’est donc cet
essoufflement qui a créée les conditions favorables à la contre
offensive du capital en cours : une nouvelle « transition périlleuse »
des libérations du XXe siècle à celles du XXIe siècle.
L’action politique de Fanon est située toute entière dans ce moment de
l’histoire, celui de l’ère de Bandoung (1955-1980) et de la première
vague de luttes de libération victorieuses. Les choix qu’il a fait –se
ranger aux côtés du Front de Libération Nationale de l’Algérie et des
mouvements de libération du continent africain- était le seul digne d’un
révolutionnaire authentique.