Paperblog
"Sur
le colonialisme, sur les conséquences humaines de la colonisation et du
racisme, le livre essentiel est un livre de Fanon : Peau noire, masques
blancs. Sur la décolonisation, ses aspects et ses problèmes, le livre
essentiel est un livre de Fanon : Les Damnés de la terre. Toujours,
partout, la même lucidité, la même force, la même intrépidité dans
l'analyse, le même esprit de "scandale démystificateur"." Cet hommage
d'Aimé Césaire dit assez la place qu'occupe Frantz Fanon
(1925-1961) dans la conscience universelle. Dans le panthéon
révolutionnaire qui s'élabore dès le milieu des années 1950, Fanon se
situe clairement aux côtés d'Ho Chi Minh, de Che Guevara
et des autres grandes figures du monde nouveau. Les Damnés de la terre
(Maspero, 1961) ont été, et sont encore, la Bible des mouvements
tiers-mondistes.
Mais Frantz Fanon
gêne, aujourd'hui comme hier. En décembre 1961, quand la nouvelle de
son décès parvint à Paris, la police commença à saisir les exemplaires
des Damnés de la terre, qui "menaçaient la sécurité de l'Etat". Les
écrits de Fanon scandalisaient la droite et donnaient mauvaise
conscience à la gauche, pas toujours très claire sur la question de
l'indépendance algérienne. A la Martinique, la -terre où il vit le jour,
Fanon dérange également. Certes, une avenue porte son nom à
Fort-de-France, mais dans cette colonie, qui a choisi la voie de
l'"assimilation", et qui est devenue département français, Fanon suscite
le malaise. Lui, il est allé jusqu'au bout du combat de libération
nationale, et il a défendu, sur le sol même de l'Algérie, la cause de
l'indépendance. A la Martinique, on a plus ou moins renoncé à cette
idée, non sans remords parfois. Du coup, face à Fanon, on est
embarrassé. On préfère l'oublier. Et en Algérie ? En toute logique, il
devrait être là-bas un héros national, lui qui fut un cadre du FLN. Mais
le nationalisme algérien se définit comme arabo-islamique, et il est
très difficile d'y inclure en bonne place un homme noir, étranger, qui
plus est agnostique. Bref, personne ne sait s'il faut voir en Fanon un
"Martiniquais", un "Français", un "Algérien", un "Africain", un "Noir" ;
personne ne peut, ou ne veut, tout à fait se l'approprier. Serait-il
donc lui-même un "damné" ?
Cinquante ans après la
mort de Fanon, plusieurs ouvrages paraissent pour évoquer sa mémoire,
son héritage, son devenir peut-être - le nôtre aussi ? La biographie
importante de l'Américain David Macey (mort le 7 octobre), Frantz Fanon.
Une vie, que les éditions La Découverte ont traduite en français livre
les résultats d'une recherche riche, fouillée, minutieuse, et laisse
passer un souffle épique, qui transporte le lecteur de la Martinique à
l'Algérie, en passant par la Tunisie, la France et le
Ghana. Du combat contre le nazisme à celui contre le colonialisme, les
deux grandes tragédies du XXe siècle. Psychiatre, combattant,
théoricien, Fanon y apparaît pour ce qu'il est : un contemporain
capital. A La Découverte encore, on publie un autre ouvrage, en tous
points remarquable. Frère du précédent, avec une couverture qui arbore
le même portrait, ce livre rassemble, sur papier bible quasiment (il
fallait au moins cela...), les oeuvres complètes de Frantz Fanon, avec une préface de l'historien Achille Mbembe et une introduction de la philosophe Magali Bessone.
La
page de la colonisation ayant été tournée, Fanon, dit-on parfois en
France, serait un auteur dépassé. Vraiment ? Quelle lumière crue jette
pourtant son oeuvre sur nos débats contemporains ! Sur la question du
voile, par exemple, il n'est que de lire L'An V de la révolution
algérienne (1959). A mi-chemin entre l'enquête ethnographique, le
reportage de guerre et le traité politique, ce livre hallucinant donne à
comprendre mieux que tout autre ce que fut l'Algérie de ces "années de
braise". Entre autres choses, Fanon met en évidence la "rage" des colons
à vouloir dévoiler les Algériennes, des colons mus à la fois par des pulsions
érotiques et par des mobiles politiques. En effet, le programme
colonialiste entend mobiliser contre les hommes algériens les femmes
indigènes, encouragées, sous le couvert de l'émancipation, à s'enrôler
en faveur de l'Algérie française. "A chaque kilo de semoule distribué
correspond une dose d'indignation contre le voile et la claustration",
écrit Fanon. Des campagnes d'occidentalisation de la femme algérienne
sont organisées : "Des domestiques menacées de renvoi, de pauvres femmes
arrachées de leur foyer, des prostituées sont conduites sur la place
publique et symboliquement dévoilées aux cris de "Vive l'Algérie
française !"." Et si Fanon tend à minimiser le fait de la domination
sexiste subie par les femmes voilées d'hier, concernant celles
d'aujourd'hui, comment ne pas voir, dans certaines positions extrêmes
sur la laïcité, à l'extrême droite et au-delà, les rémanences d'une
domination post-coloniale ?
Sur la question noire aussi, Frantz Fanon,
quelle lucidité ! Pendant longtemps en France, on a voulu ignorer le
sujet. Après les grandes heures de la "négritude", cela semblait hors de
propos. En 2004, je travaillais avec des amis militants sur la question
des discriminations, et j'avais proposé qu'on utilise le mot "noir".
Sans détour.
Cela
avait inquiété au début : la crainte du qu'en-dira-t-on. Mais j'avais
cité Fanon, Césaire, et nous avions franchi le Rubicon. C'est ainsi que
fut lancé le CRAN, le Conseil représentatif des associations noires.
Nous faisions nôtres les analyses de Fanon. Quand il évoque le désir de
"lactification" de certaines femmes noires, qui aujourd'hui encore,
prennent des produits pour se blanchir la peau, au péril de leur santé,
au péril de leur vie. Quand il évoque "le Nègre, esclave de son
infériorité, le Blanc esclave de sa supériorité (qui) se comportent tous
deux selon une ligne d'orientation névrotique". Quand il évoque, enfin,
l'expérience du Noir, être-pour-autrui, expérience assez semblable en
somme à celle du juif, comme l'analyse Jean-Paul Sartre.
Le professeur de philosophie de Fanon lui dit un jour : "Quand vous
entendez dire du mal des juifs, dressez l'oreille, on parle de vous."
Une pensée toujours mobile
Actualité de Frantz Fanon
encore, lorsqu'il évoque les "damnés de la terre", et que nous voyons,
ici et là, les "indignés" du monde, du Nord et du Sud, de Wall Street à
la Puerta del Sol. Dans son livre Frantz Fanon. De l'anticolonialisme à la critique postcoloniale, le philosophe Matthieu Renault
a raison de dire que la réflexion de Fanon est une "théorie voyageuse".
Car il s'agit moins pour nous, aujourd'hui, de resituer son origine,
son histoire ou sa "vérité", que de suivre les chemins d'une pensée
toujours mobile, qui nous invite à des déplacements, plutôt qu'à des
dépassements. Une pensée qui, commentée par les philosophes Jean-Paul Sartre, Hannah Arendt,
Edward Saïd, Homi Bhabha, Charles Taylor, Judith Butler, et tant
d'autres, constitue un carrefour important de notre modernité
intellectuelle et politique.
Frantz Fanon
et les Antilles, indique le titre de l'ouvrage stimulant du sociologue
André Lucrèce, qui situe le penseur, à juste titre, dans son contexte
caribéen. Oui, mais aujourd'hui, Frantz Fanon est l'auteur d'un Tout-Monde, pour reprendre la formule de Glissant, qui appelle à l'insurrection.
On
lit Fanon, on prend son crayon, on commence à souligner les passages
mémorables, on vibre, on bout, puis on arrête. C'est tout le livre qu'il
faudrait souligner...
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FRANTZ FANON,
UNE VIE de David Macey. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par
Christophe Jaquet et Marc Saint-Upéry. La Découverte, 598 p., 28 €.
ŒUVRES de Frantz Fanon. Préface d'Achille Mbembe, La Découverte, 884 p., 27 €.
FRANTZ FANON. DE L'ANTICOLONIALISME À LA CRITIQUE POSTCOLONIALE de Matthieu Renault. Ed. Amsterdam, 224 p., 14 €.
FRANTZ FANON ET LES ANTILLES d'André Lucrèce. Ed. Le Teneur, 166 p., 20 €.
par: Louis-Georges Tin
in: http://www.lemonde.fr/livres/article/2011/11/03
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http://www.frantzfanon.net/
Un site consacré à Frantz FANON
2011, année Frantz Fanon
Frantz Fanon, un classique pour le présent, par Miguel Mellino
Demain (19 mai 2011, Ndt) s’ouvre à Naples
une rencontre internationale dédiée aux "Damnés de la terre ».
L’actualité dense d'un auteur qui résiste au refoulement de son oeuvre.
Le 6 décembre 1961, Frantz Fanon
mourait à l’hôpital de Bethesda dans le Maryland. Né à la Martinique en
1925, psychiatre et philosophe devenu militant organique du Front de
libération nationale algérien, Fanon meurt terrassé par la leucémie
quelques jours après la publication de son œuvre la plus connue : Les
damnés de la terre. Anticolonialiste radical, mort malgré lui dans « le
pays des lyncheurs », rien ne convient mieux pour rendre l’état
d’esprit qui traverse ce texte que rappeler sa lettre à un ami peu avant
sa mort: « Roger, ce que je veux vous dire c’est que la mort elle est
toujours avec nous et l’important n’est pas de savoir si l’on peut
l’éviter, mais si l’on fait pour les idées qui sont les siennes
le maximum. Ce qui me choque ici dans ce lit, au moment où je sens mes
forces s’en aller, ce n’est pas de mourir, mais de mourir à Washington
de leucémie aiguë, alors que j’aurais pu mourir, il y a trois mois face
à l’ennemi, puisque je savais que j’avais cette maladie. Nous ne sommes
rien sur cette terre si nous ne sommes d’abord les esclaves d’une
cause, de la cause des peuples, la cause de la justice et de la liberté.
Et je veux que vous sachiez que même au moment où les médecins avaient
désespéré je pensais encore, oh dans le brouillard, je pensais au peuple
algérien, aux peuples du Tiers Monde et si j’ai tenu, c’est à cause
d’eux »[1]. Comme nous le savons, la cause pour laquelle Fanon lutta eut
sa première importante victoire avec la conquête de l'indépendance de
l'Algérie presque un an après cette lettre.
C’est à l'occasion du
cinquantième anniversaire de la mort de Fanon et de la publication de
Les damnés de la terre qu’aura lieu les 19 et 20 mai à l'Université de Naples
« L'orientale », un colloque international : «Frantz Fanon : Leggere I
damnati della terra 50 anni dopo » (« Lire Les damnés de la terre 50
ans après »).
Un succès mondial
Les damnés de la terre a été l'un
des textes les plus populaires dans les années 1960 et 1970 dans le
monde entier. Dans la plupart des pays coloniaux, il devint un des
principaux textes de référence pour chaque militant engagé dans les
luttes de libération nationale : que ce soit contre d’anciennes
puissances colonialistes décidées à garder leur propre domination, ou
contre des gouvernements militaires et démocratiques « indigènes », mais
considérés comme complices de la politique néocoloniale des États-Unis
dans les trois continents du Sud du monde. Même à l'intérieur des
États-Unis, le texte de Fanon ne tarda pas à devenir une sorte de manuel
de formation révolutionnaire auprès de certains des groupes politiques
les plus radicaux de cette période, à savoir sur les campus en révolte
comme chez les activistes noirs du Black Power ou parmi les militants du
Black Panther Party. Bobby Seale et Huey P. Newton, fondateurs des
Black Panthers, considéraient que le texte de Fanon était d’une
importance fondamentale pour les luttes antiracistes des communautés
afro-américaines. Nous pouvons aussi rappeler que l'introduction du
manifeste Black Power. The Politics of libération (de Stokely Carmichael
et Charles Hamilton, 1967) se conclut par une
référence au texte de Fanon. Tandis que l’immense popularité des Damnés
dans les campus mouvementés de l'époque est quelque chose qu’on peut
déduire de la haine exprimée par Hannah Arendt (dans
son Sur la violence) envers tous ces jeunes blancs et noirs ensorcelés
par « les pires excès rhétoriques de Fanon » et par son « exaltation de
la violence ».
En Europe, sa réception a été différente. Le texte
eut certainement une notoriété et il y eut des adhésions enthousiastes,
comme celles de Sartre et Simone de Beauvoir, de Giovanni Pirelli
en Italie et du groupe d'intellectuels et militants rassemblés à Paris
autour de la revue Partisans. Mais dans l'ensemble, l'attitude réservée
aux Damnés par les gauches et les milieux politiques européens les plus
radicaux de l'époque, oscilla entre une acceptation «paternaliste »,
c'est-à-dire purement sympathique (plus que théorique et politique), le
refoulement (conscient) et très souvent aussi la critique frontale. Les
raisons de cette rencontre manquée entre la pensée politique radicale
dominante dans l’Europe de ces années-là et le tiers-mondisme de Fanon
ne sont pas difficiles à découvrir. Très schématiquement, on peut dire
que le langage existentialiste, dialectique et humaniste de Fanon, son
nationalisme intransigeant (bien que révolutionnaire et atypique), ses
idées sur un prolétariat industriel européen, qu’il jugeait intégré dans
le projet de domination capitaliste, et son accent constant sur les
paysans et sur le sous-prolétariat urbain des pays moins avancés comme
uniques sujets potentiellement révolutionnaires étaient des conceptions
assez éloignées de ces « strutture del sentire »[2] particulières qui se
sont peu à peu affirmés dans les milieux radicaux européens autour
de1968.
Mais si c'est cela que nous dit l'histoire, pourquoi organiser à Naples
en 2011 un colloque consacré à la relecture des Damnés de la Terre ? Le
titre même du colloque nous suggère une première réponse : il y a
aujourd’hui chez Fanon comme dans son texte quelque chose d’à la fois
énigmatique et terriblement actuel qui continue à nous mobiliser. C'est
précisément ce reste en excès pérenne, ce supplément de signification,
qui assure la productivité des archives fanoniennes, c’est-à-dire qui
nous pousse constamment à lire le présent à travers Fanon et, vice
versa, à lire Fanon à travers le présent. Ainsi par exemple : combien
d'entre nous n'ont-ils pensé à Fanon et à son « manifeste pour la
décolonisation » alors que les bombes de l'OTAN frappaient l'Afghanistan
d’abord, l'Irak ensuite et maintenant la Libye ?
Combien d'entre nous n’ont-ils jamais pensé à Fanon pendant les
insurrections dans les banlieues parisiennes en 2005 ? Combien d'entre
nous n’y ont-ils jamais pensé face aux invectives habituelles contre
voiles et burqa de la part des gouvernements européens ou bien devant
leur célébration continue contre le multiculturalisme, contre ce
métissage qui connote désormais de façon irréversible nos espaces
métropolitains ? Comment ne pas penser aux Damnés de la terre et à son
programme pour la décolonisation de l'Afrique, quand on parle de la
situation actuelle de pays comme la Côte d'Ivoire, le Zimbabwe et le
Nigeria ? Ou face à ces révoltes qui, aujourd'hui, à quelques kilomètres
de l'Italie, sont en train de bouleverser les bases politiques du
Maghreb, c’est à dire justement de cette terre dans laquelle Fanon avait
investi ses espoirs révolutionnaires ? Pourtant, même si le spectre
de Fanon continue à apparaître derrière des événements comme ceux-ci,
il n'est jamais facile de saisir nettement ce quelque chose de
terriblement actuel qui émane de ses textes et qui les lie si
viscéralement à bon nombre des phénomènes que nous avons sous nos yeux.
Ainsi, cinquante ans après la publication de ce texte, Fanon
continue à nous interpeller. Son cri désespéré, son indignation, ses
choix radicaux face à la persistance de la violence économique et
culturelle infligée pendant des siècles à des millions d'hommes et de
femmes par le colonialisme et par le racisme, continuent à nous mettre à
l'épreuve ; ils nous invitent une fois de plus à traverser ses textes
non seulement pour cueillir quelque chose de plus du monde que nous
avons devant nous, mais aussi pour nous confronter à ce reste
insaisissable qui nous parle de leur incessante actualité. Pour tout
cela, pour parvenir à une compréhension politique plus efficace de notre
présent, relire Les damnés de la terre peut se révéler aujourd'hui
encore un exercice de grande utilité.
Un tout autre monde
La
relecture de ce texte cinquante ans après ne suggère donc pas un pur
exercice exégétique ou philologique. L'objectif ne peut pas se réduire à
comprendre « ce qu'avait vraiment dit Fanon », comme récitait il y a
quelques années une collection d'un célèbre éditeur italien. Il est
clair dès le départ que les façons de lire Fanon, 50 ans plus tard,
seront très différentes ; mais surtout que chacune de ces lectures
privilégiera des priorités, ne pourra qu’être l'expression, face à la
réalité, d'un positionnement - théorique et politique- particulier.
C'est peut-être là justement un des enseignements fondamentaux qu’on
peut tirer de Fanon : aucune connaissance n'est jamais désintéressée ;
aucun savoir n'est jamais politiquement impartial. Chaque analyse
culturelle et politique de la réalité, chaque énoncé, présuppose un
positionnement, un choix précis, un camp. Fanon a été très clair sur ce
point : les discours abstraits sur l’homme, sur l’humanité -comme ceux
typiques de la tradition démocratique libérale occidentale ou de la
phénoménologie existentielle européenne de Sartre, Freud
et Merleau-Ponty- ne servent à rien si ce que nous avons devant nous
n’est pas une condition humaine commune, mais un monde divisé
hiérarchiquement, un homme amputé de son humanité, c'est-à-dire une
intersubjectivité entravée par la violence coloniale et par
l'application séculaire au gouvernement des hommes de savoirs, de lois,
de politiques et d’économies racialisées.
Il est clair que le monde
de Fanon n'est plus notre monde, mais l’actualité de ses paroles tient
au fait que nous sommes encore aux prises avec les effets de ce que,
lui, il appela « Europe », c'est-à-dire une combinaison monstrueuse de
capitalisme et racisme. Les mouvements de libération nationale ont
gagné, mais ils ont aussi perdu. Ou vice versa. Peu importe. Les deux
options nous suggèrent la même chose : ce qui nous parle de l'actualité
des archives fanoniennes, ce qui garantit sa non-classification par
rapport à la mémoire et à l'oubli, est surtout son récit de la lutte
pour la décolonisation, son projet postcolonial, dans sa «triple
dimension », c’est-à-dire dans sa nature à la fois insurrectionnelle,
constitutive et libératrice. Décolonisation signifiait en fait pour
Fanon lutter par tous les moyens nécessaires pour soustraire la vie aux
forces qui finissent par l'étouffer et l’anéantir.
Fanon nous
interpelle encore aujourd'hui parce que: 1) la réalité et l'idée de
l'Empire sont encore parmi nous (pensez non seulement à l'Irak, à Afghanistan et à la situation actuelle en Libye, mais aussi aux invectives d'Angela Merkel, de James Cameron, de Nicolas Sarkozy et de Silvio Berlusconi
contre la société multiculturelle) ; 2) cette réalité multiforme et
racialisée - caractérisée par la coexistence de divers régimes de
travail, de diverses temporalités historico-culturelles, de divers
hiérarchies et statuts de citoyenneté -qui selon Fanon était typique des
colonies- constitue aujourd'hui un élément principal de la composition
de classe dans nos espaces métropolitains ; et enfin 3) les processus de
valorisation du capitalisme néolibéral contemporain, en combinant «
accumulation par expropriation» et « financiarisation », essayent
maintenant de s’approprier non seulement les moyens de production mais
aussi nos vies. Ainsi, l’homme intégral de Fanon- son projet de
décolonisation et de ré-humanisation de l'humanité – redresse la tête
dans chaque lutte du présent qui tende à la réappropriation de la vie ;
dans chaque bataille du présent qui n’ait pas simplement pour objet une
misérable et éphémère compensation corporatiste, matérielle ou
identitaire, mais la reconstitution d'un humain commun nouveau,
c’est-à-dire qui revendique avec détermination l’autogestion de toutes
les ressources (matérielles et intellectuelles) comme bien commun.
Edition de jeudi 19 mai de il manifesto
http://www.ilmanifesto.it/area-abbonati/in-edicola/manip2n1/20110518/manip2pg/10/manip2pz/303355/
Traduit de l’italien par Comaguer et Marie-Ange Patrizio
Miguel Mellino est enseignant-chercheur à la faculté d'anthropologie de l'université « L'orientale » à Naples
; il a dirigé l’édition italienne des Ecrits politiques de F. Fanon
chez DeriveApprodi (Rome, 2007) ; il est l’auteur de « Postorientalismo
» et d’un livre-interview de Stuart Hall, édités par Melterni (Rome).
[1]
Traduction Comaguer : « schémas d’opinion » ; traduction m-a p. : «
configurations du ressenti » ? Le terme est un peu jargonnant
…Suggestions d’anthropologues italianistes bienvenues, NdT.
[2] Extrait de la Lettre à Roger Taïeb, au début de son hospitalisation, octobre 1961
http://www.frantzfanoninternational.org/spip.php?article93
______________
http://www.algerie-dz.com/article907.html
Frantz Fanon : Le psychanalyste du colonialisme (23.07.2004)
Le 20 juillet dernier, Frantz Fanon
aurait eu 79 ans, il est mort à 36 ans. Tragique fin prématurée de la
remarquable destinée de ce fils adoptif de l’Algérie combattante.
L’inlassable avocat des damnés de la terre : Frantz Fanon.
vendredi 23 juillet 2004.
Le
fringant jeune homme qui se présente ce matin du 29 novembre 1953
devant M. Boumati, directeur de l’hôpital psychiatrique de
Blida-Joinville, vient de loin. Nulle pythonisse, aucun oracle
n’aurait prédit à Casimir Fanon, fonctionnaire des Douanes, plutôt
aisé, de Fort-de-France que l’un de ses six rejetons, plus précisément
le troisième des garçons, celui qui se prénomme Frantz allait un jour
embrasser la cause algérienne et devenir une figure hors du commun qui
marquerait d’une empreinte profonde l’histoire de la décolonisation et
la pensée politique du XXe siècle. La vie de Fanon a commencé à se
construire dans sa Martinique natale, comme celle de tous les gamins de
l’époque qui, comme lui, avaient l’heur de jouir d’un certain confort
social, donc à l’abri du besoin dans la sécurité d’un foyer familial
douillet et chaleureux, entouré de l’affection des siens, mais loin
d’être indifférent au sort peu enviable de ses voisins. Les biographes,
qui ont épluché l’enfance et l’adolescence de Frantz Fanon
et qui mentionnent que sa mère, Eléonore, était une métisse fille d’une
Alsacienne et d’un Antillais, le décrivent comme un enfant volontiers
chapardeur et raisonnablement jouette. Néanmoins, ils ne signalent pas
dans sa prime jeunesse des faits ou des événements susceptibles
d’affirmer qu’il avait subi des agressions, pas même les quolibets ou
des manifestations de « racisme ordinaire ». Si les ouvriers des
exploitations ployaient encore sous le joug des héritiers des créoles,
les békés, ces monarques, de ce qu’il désignera comme « la royauté du
sucre », il est utile de rappeler que sous l’action conjuguée des luttes
populaires et le combat politique de Victor Schoelcher, parlementaire
français (1) du XIXe siècle, l’esclavage avait été aboli mais
demeuraient le système, les usages et la terrible misère endémique. Les
Antilles françaises étaient historiquement, un défi tragique à la
raison, comme l’était, d’ailleurs tout le reste de l’empire. A cet effet
il écrira dans El Moudjahid (2) un article intitulé « Aux Antilles,
naissance d’une nation ? », qu’il a consacré à la création de la
Fédération des Indes occidentales (ex-Antilles britanniques) dans lequel
il relève : « Face à la puissance extraordinaire des planteurs blancs,
l’abolition de l’esclavage au XIXe siècle se révéla-t-elle inefficace à
provoquer l’amélioration réelle de la situation des travailleurs noirs.
Ceux-ci durent rester ouvriers agricoles sur les plantations et, encore
aujourd’hui, leurs misérables cases voisinent la luxueuse maison du
planteur. »
Sa rencontre, encore adolescent, avec Marcel Manville
(3), Antillais comme lui, autre figure amie, familière de la révolution
algérienne, semble avoir marqué le jeune Frantz, au point d’être
soulignée par tous ceux qui ont eu à s’intéresser à son itinéraire. Il
devait avoir une quinzaine d’années, c’est-à-dire au début de la Seconde
Guerre mondiale. Cette amitié aura pour pivot le poète et professeur de
philosophie, Aimé Césaire (4) un des cofondateurs du mouvement de la
négritude (5). Evoquant cette période, Manville parlera de « deuxième
naissance ». Mais il y avait la guerre et son corollaire : l’aggravation
de la misère, l’exacerbation de la ségrégation et de l’intolérance.
Fragiles et vulnérables, les populations indigènes seront les premières à
pâtir de la situation créée par le conflit. La faim, les disettes, le
rationnement, l’équivalent chez nous en Algérie des années du ticket ou
du bon d’alimentation. En 1943, il quittera la maison familiale avant de
s’engager en 1944 avec son ami Manville comme volontaire alors que la
révolte grondait en Martinique contre les pétainistes. C’est de cette
époque que date sa première rencontre avec cette terre qui allait
devenir la sienne un peu moins de dix années après,
l’Algérie. Il est, en effet, affecté dans une école d’officiers à Béjaïa
où il aura un avant-goût de la situation dans laquelle pataugent les
indigènes. Il gagnera ensuite Oran avant d’embarquer
avec les forces françaises libres d’Afrique du Nord vers ce qui était la
métropole où il fait toute la campagne depuis Toulon jusqu’en Alsace,
pays de sa grand-mère maternelle. Il sera blessé. Cette période d’action
sera également celle de la désillusion du jeune idéaliste qui avait
quitté, un an auparavant, le confort de son adolescence et les
certitudes de la grandeur de son combat.
Dans son remarquable portrait de Frantz Fanon,
Alice Cherki (6) reprend les termes d’une lettre adressée à sa famille
dans laquelle il observe : « Un an que j’ai laissé Fort-de-France.
Pourquoi ? Pour défendre un idéal obsolète (...). Je doute de tout, même
de moi. Si je ne retournais pas, si vous appreniez un jour ma mort face
à l’ennemi, consolez-vous, mais ne dites jamais : il est mort pour la
belle cause (...) ; car cette fausse idéologie bouclier des laïciens et
des politiciens imbéciles, ne doit plus nous illuminer. Je me suis
trompé ! Rien ici ne justifie cette subite décision de me faire le
défenseur des intérêts du fermier quand lui-même s’en fout. » Les jours
qui allaient suivre la victoire des Alliés sur le nazisme allaient
conforter le jeune Fanon, récipiendaire de décorations, de même que son
ami Manville, dans ses nouvelles convictions et ancrer pour toujours ce
sentiment amer que quelles que soient sa vaillance, son intrépidité, sa
hardiesse, il sera toujours le second du Blanc.
On évalue
aisément la mesure de sa déception quand on songe qu’il répondait, juste
avant qu’il ne s’engageât, à ses professeurs, sceptiques qui
soutenaient que cette guerre est une guerre de Blancs : « Chaque fois
que la dignité et la liberté de l’homme sont en question, nous sommes
concernés, Blancs, Noirs ou Jaunes, et chaque fois qu’elles seront
menacées en quelque lieu que ce soit, je m’engagerai sans retour. » Mais
cette douloureuse meurtrissure mentale n’altérera jamais ses sentiments
antinazis ou antifascistes. Il a vingt ans, lorsque s’achève la guerre
et qu’il rejoint, après une traversée pénible, sa ville natale dans un
rafiot aménagé en négrier, pour « les héros » qui reviennent de la
guerre. Il aura tout le loisir de ruminer, mais de contenir
courageusement, avec longanimité, sa colère contre tous ces gestes
discriminatoires, ces regards méprisants sinon condescendants et pis
encore, l’indifférence à sa personne humaine, au combat qu’il vient de
livrer contre le racisme et l’injustice.
Le sourire des jeunes
filles qui ornaient les artères de la ville portuaire de Toulon qu’il
venait de quitter n’était pour eux les Antillais ou les autres,
Africains du Nord et du Sud-Sahara. Il reprendra le cœur lourd, sans
rien laisser transparaître, sinon dans ses écrits quelques années plus
tard, le chemin des études. Ses biographes notent que c’est à cette
époque qu’il se pique d’écriture au contact de son professeur Aimé
Césaire qui influencera ses premiers textes, particulièrement Peau noire
et masques blancs. Il fera également, durant cette période, ses
premiers pas en politique puisqu’il milite pour la candidature de
Césaire au Parlement. En 1946, le bac en poche, il se rendra en France,
plus précisément à Lyon où il s’inscrit en fac de médecine et en fac de
lettres pour un diplôme de philosophie, c’est là qu’il rencontrera celle
qui allait devenir son épouse : Josie, également étudiante en lettres.
Sa
vie d’étudiant sera marquée, rapportent ses biographes, par une
formidable boulimie intellectuelle. Insatiable, éclectique, il ingurgite
tout ce qu’il rencontre et s’essaie à tous les genres littéraires y
compris le théâtre et le journalisme où il excellera dans El Moudjahid
quelques années plus tard. Ses études de médecine l’amènent à
s’intéresser à la psychiatrie. Il obtient un diplôme de médecine légale
et de pathologie tropicale avant de se spécialiser en psychiatrie tout
en passant une licence de psychologie. Après avoir été interne à Saint
Alban en Lozère (France), dans le service du docteur Tosquelles, émigré
espagnol, républicain, antifranquiste, pionnier d’une nouvelle
psychothérapie qui va considérablement influer sur Frantz Fanon,
il présente le concours du médicat des hôpitaux psychiatriques. Josie
son épouse indique qu’il souhaitait être « nommé en priorité chez lui en
Martinique ou à défaut au Sénégal. Il écrira dans ce sens à Léopold
Sédar Senghor. Mais il a également postulé pour l’Algérie. » Une de ses
premières études, qui sera publiée par la revue Esprit en 1952, sera
consacrée au « Syndrome nord-africain ». Alice Cherki, psychiatre et
psychanalyste, explique que « cet article n’est pas une description
clinique d’une maladie qui serait spécifiquement nord-africaine, comme
le voudrait l’esprit de l’époque.
Mais une extraordinaire
interrogation sur le rejet et la chosification d’un autre baptisé
"bicot", "bougnoule", "raton", "melon". Il met en évidence l’attitude
raciste et rejetante du corps médical français devant un patient
nord-africain qui se présente avec sa douleur »... 1952, c’est également
l’année de Peau noire et masques blancs, son premier livre. « Nous
n’étions pas encore mariés, témoigne Josie Fanon. « Nous étions
étudiants... il dictait. C’est-à-dire qu’il me dictait. Il marchait de
long en large, comme un orateur qui improvise ce qui explique le rythme
de son style, le souffle qui traverse de part en part tout ce qu’il a
écrit. » C’était quelques mois avant son affectation et son arrivée à
l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville.
Notes :
- 1- Homme
politique français (1804-1893). Député de la Guadeloupe et de la
Martinique. Il contribua à faire adopter le décret sur l’abolition de
l’esclavage dans les colonies en 1848.
- 2 - Voir El Moudjahid n° 16 du 15 janvier 1958.
- 3 - Avocat, militant de la première heure de la cause algérienne. Ami d’enfance de Frantz Fanon.
En décembre 1998, alors qu’il plaidait pour les victimes du 17 octobre
1961, il s’est écroulé en plein tribunal dans l’indifférence de la
presse nationale.
- 4 - Poète, philosophe, dramaturge et homme
politique antillais (La Martinique 1913). Ce révolté, descendant
d’esclaves est un des plus remarquables poètes de son temps. Auteur
notamment de Cahier d’un retour au pays natal (1939), Soleil cou coupé
(1948), Cadastre (1961) Une saison au Congo (1965) et d’une adaptation
de la Tempête de Shakespeare dans laquelle il s’exclame
: « Je pousserai d’une telle raideur le grand cri nègre que les assises
du monde en seront ébranlées. »
- 5 - Mouvement culturel qui s’est
développé dans les années 1950 et 1960. Parmi ses défenseurs, on
rencontre entre autres, Léopold Sédar Senghor, de l’académie française,
ancien président du Sénégal. Ce mouvement a été fortement critiqué lors
du symposium qui s’est tenu lors du premier Festival culturel
panafricain d’Alger en juillet 1969. Wolé Soyinka écrivain nigérian,
prix Nobel de littérature disait à ce propos que « le tigre ne se soucie pas de sa tigritude, il saute sur sa proie ».
- 6 - Psychiatre et psychanalyste, née à Alger. Militante de la cause nationale. Amie de longue date de Frantz Fanon avec lequel elle a travaillé, tant à Blida que plus tard à Tunis.
Bibliographie
- Pour la Révolution africaine (écrits politiques). Frantz Fanon. Ed. Maspéro. Paris 1964.
- Les Damnés de la terre. Frantz Fanon. Ed. Maspéro. Paris 1961
- Frantz Fanon : Portrait. Alice Cherki. Ed. Le Seuil. Paris 2000.
- Collection d’El Moudjahid 1956-1962.
- Hebdomadaire Révolution Africaine : spécial Frantz Fanon. Décembre 1987.
- Colloque international sur Fanon. Riadh El Feth. Alger-décembre
Josie, épouse et complice
Ceux
qui l’ont connue gardent d’elle l’image de la journaliste
professionnelle qu’elle fut. Au fond d’elle-même comme en un jardin
secret envahi par l’arborescence des jours, elle conservait intact dans
le canope de sa mémoire le souvenir de l’ami, l’amant, l’époux que fut
Frantz.
Parfois avec quelques-uns, anciens amis, connaissances du
temps de la guerre, complice, elle évoquait à demi-mot un moment de
joie, le nom d’un compagnon disparu. Josie était le témoin de Fanon,
l’étudiant en médecine au début des années 1950, qui lui dictait en
marchant « de long en large comme un orateur improvise » les chapitres
de son premier livre Peau noire et masques blancs. Elle était la
compagne qui l’a suivi quand il a été affecté comme médecin-chef à
l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville. La militante enfin qui s’est
engagée, avec lui, sans hésitation aucune dans le combat pour la
liberté, pour l’Algérie. Tout comme lui, Josie repose aujourd’hui sur
cette terre, au cimetière d’El Kettar après sa tragique disparition. On
comprendra que nous ne pouvions pas parler de lui sans dire des mots
d’elle. Dans les lignes qui suivent, l’épouse, de coutume si peu prolixe
sur son intimité familiale, livre quelques propos humbles, timides sur
Frantz, son mari.En règle générale, je n’aime pas parler de ma vie
privée et à plus forte raison de ma vie avec mon mari. C’est vraiment la
première fois que j’aborderai ce sujet. On pense souvent à tort que les
hommes qui par leur œuvre ou par leur action sont devenus célèbres se
comportent dans la vie quotidienne différemment des autres mortels.
Je
l’ai connu en 1949. J’avais 18 ans. Il en avait 23. Nous nous sommes
mariés en 1952. Nous avons eu un enfant en 1955. Comme vous le savez, il
est mort en 1961. Dans la vie quotidienne c’était un homme comme les
autres. C’était un époux et un père très attentionné. Il a toujours fait
en sorte que sa vie familiale reste un domaine privilégié et que ses
activités professionnelles ou militantes n’empiètent pas sur ce domaine.
Mon fils a eu une petite enfance très heureuse, ce qui est une garantie
d’équilibre psychologique pour l’avenir. Je pourrai dire d’autres
choses. Ce n’était pas un personnage austère. C’était quelqu’un qui
aimait la vie sous toutes ses formes. Il aimait rire, il aimait la
musique, il aimait danser. Il ne faut pas oublier qu’il était d’origine
antillaise. Il avait le culte de l’amitié et des Algériens comme Omar et
Boualem Oussedik, le commandant Azzedine et beaucoup d’autres
pourraient vous parler de l’amitié qui les unissait à mon mari. D’une
façon générale, bien sûr, je ne veux pas dire que ce n’était pas
quelqu’un d’exceptionnel, mais pour moi, avec le recul du temps
évidemment, il représente tout simplement ce que tout homme pris au sens
large, tout homme ou toute femme, pouvait être. Tout le monde ne peut
être psychiatre ou écrivain. Chacun dans le domaine qui est le sien peut
sur le plan humain, sur le plan professionnel, un artisan par exemple,
pousser jusqu’à des limites infinies les possibilités qu’il porte en lui
».
Extraits d’un entretien paru dans Révolution africaine. n° 1241 du 11 décembre 1987
Portrait-type d’un damné de la terre
Ce document est extrait d’un rapport établi par le docteur Frantz Fanon
sur un patient arrêté et incarcéré pour outrage à la pudeur. Il
renseigne sur le praticien et sur la détresse inhumaine d’un damné de la
terre. Il parle de lui-même, son éloquence n’a besoin de nul
commentaire.
Je soussigné, Fanon Frantz, médecin des hôpitaux
psychiatriques, médecin-chef de service à l’hôpital psychiatrique de
Blida-Joinville, commis par M. Bavoillot Roger, juge près le tribunal
civil de Blida, à la date du ... octobre 1955, afin de procéder à
l’examen mental de M. B. Ben Eddine Ben Ahmed, inculpé d’outrages
publics à la pudeur, détenu à la maison d’arrêt de Blida...
B. est
âgé de 45 ans. Il est célibataire, ne s’est jamais marié, il n’a jamais
eu d’enfant. Il n’a jamais fréquenté l’école. Son père est décédé. Il
était crieur public à Affrevile(1). En 1918 au cours d’une rixe il a été
tué par erreur. Sa mère est morte d’une affection indéterminée. B. n’a
pas de frère. Il semble, bien que les précisions manquent, qu’il ait
deux sœurs :
la première R. mariée aurait un enfant.
la deuxième, moins âgée que lui, serait mariée et aurait un enfant.
Jusqu’en 1934, B. avait été ouvrier agricole. A 20 ans, il s’engage au 1er RTA(2). Il va à Fez au Maroc,
où il reste deux ans. A 23 ans, il s’engage à Koléa au 9e RTA En 1938,
il est renvoyé à Miliana où il reste démobilisé pendant trois mois. Il
rengage en 1938 au 13e RTA à Metz. Il participe à la guerre 1939-1940.
Il reste prisonnier pendant un an au Stalag PI(3). Puis, à partir d’un
moment qu’il est difficile de faire préciser, il s’évade et est rapatrié
sur l’Afrique du Nord. Mis en permission il rengage au 1er zouave(4). A
l’Armistice, il est démobilisé. B. a donc passé de nombreuses années
dans l’armée, puisque si nous faisons le décompte, il apparaît qu’il y
est resté 12 ans. Il est vrai qu’il faut tenir compte de plusieurs
années passées à la prison militaire. Depuis sa démobilisation en 1945,
B. ne travaille pas, il dort n’importe où et vit de la mendicité. B. a
un aspect déjà sénile... (Suit l’examen psychiatrique proprement dit).
Et Frantz Fanon de conclure : B. n’est pas violent. Il
n’est pas dangereux pour la sécurité des personnes mais il est évident
que le processus démentiel, dont il est question, évoluant, on ne peut
guère prévoir les réactions possibles de l’inculpé dans l’avenir. Mais
surtout, il nous semble opportun d’entreprendre une thérapeutique chez
ce malade encore jeune, c’est pourquoi nous conseillons l’internement.
Blida, le 13 décembre 1955
Signé : Dr F. Fanon.
Les notes sont de la rédaction.
1- Aujourd’hui Aïn Defla.
2- Régiment de tirailleurs algériens.
3- Camp allemand où étaient internés les prisonniers de guerre non officiers durant le second conflit mondial.
4- Corps d’infanterie légère composé d’Algériens. Fantassin français d’un corps distinct des tirailleurs algériens.
Par Boukhalfa Amazit, El Watan
_____________
Wikipedia
Frantz Fanon
Frantz
Omar Fanon, né le 20 juillet 1925 à Fort-de-France et mort le 6
décembre 1961 à Bethesda, est un psychiatre et essayiste martiniquais et
algérien.
Il est l'un des fondateurs du courant de pensée
tiers-mondiste. Penseur très engagé, il a cherché à analyser les
conséquences psychologiques de la colonisation à la fois sur le colon et
sur le colonisé. Dans ses livres les plus connus, il analyse le
processus de décolonisation sous les angles sociologique, philosophique
et psychiatrique mais il a également écrit des articles importants dans
sa discipline : la psychiatrie.
Biographie
Période française
Frantz Fanon,
né à Fort-de-France en Martinique, est le cinquième enfant d'une
famille mulâtre comptant huit personnes. Il reçoit son éducation au
Lycée Victor-Schoelcher de Fort-de-France où Aimé Césaire enseigne à
l'époque.
En 1943, il rejoint les Forces françaises libres puis
s'engage dans l'armée régulière après le ralliement des Antilles
françaises au général de Gaulle. Combattant avec l'armée française du
général De Lattre de Tassigny, il est blessé dans les Vosges. Parti se
battre pour un idéal, il est confronté à « la discrimination ethnique, à
des nationalismes au petit pied »1. Après son retour en Martinique, où
il passe le baccalauréat, il revient en France métropolitaine et
poursuit ensuite des études en médecine, tout en suivant des leçons de
philosophie et de psychologie à l'Université de Lyon, notamment celles
de Maurice Merleau-Ponty.
De son expérience de noir minoritaire au
sein de la société française, il rédige Peau noire, masques blancs,
dénonciation du racisme et de la « colonisation linguistique » dont il
est l'une des victimes en Martinique. Mais ce livre est mal perçu à sa
publication en 1952. Frantz Fanon évoquera à de
multiples reprises le racisme dont il se sent victime dans les milieux
intellectuels parisiens, affirmant ainsi « le sud américain est pour le
nègre un doux pays à côté des cafés de Saint-Germain »2.
Période algérienne
En
1953, il devient médecin-chef d'une division de l'hôpital psychiatrique
de Blida-Joinville en Algérie et y introduit des méthodes modernes de «
sociothérapie » ou « psychothérapie institutionnelle », qu'il adapte à
la culture des patients musulmans algériens ; ce travail sera explicité
dans la thèse de son élève Jacques Azoulay. Il entreprend ensuite, avec
ses internes, une exploration des mythes et rites traditionnels de la
culture algérienne. Sa volonté de désaliénation et décolonisation du
milieu psychiatrique algérien lui vaut l'hostilité d'une partie de ses
collègues[réf. nécessaire].
Dès le début de la guerre d'Algérie, en
1954, il s'engage auprès de la résistance nationaliste et noue des
contacts avec certains officiers de l'Armée de libération nationale
ainsi qu'avec la direction politique du FLN, Abane Ramdane et Benyoucef Benkhedda
en particulier. Il remet au gouverneur Robert Lacoste sa démission de
médecin-chef de l'hôpital de Blida-Joinville en novembre 1956 puis est
expulsé d'Algérie en janvier 1957.
Il rejoint le FLN à Tunis,
où il collabore à l'organe central de presse du FLN, El Moudjahid. En
1959, il fait partie de la délégation algérienne au congrès panafricain
d'Accra ; il publie la même année L'An V de la révolution algérienne
publié par François Maspero. En mars 1960, il est nommé ambassadeur du
Gouvernement provisoire de la République algérienne au Ghana. Il échappe
durant cette période à plusieurs attentats au Maroc et
en Italie. Il entame à la même époque l'étude du Coran, sans pour
autant se convertir (la mort ne lui en laissera pas le temps)3.
Se sachant atteint d'une leucémie, il se retire à Washington
pour écrire son dernier ouvrage Les Damnés de la Terre. Il meurt le 6
décembre 1961 à l'âge de 36 ans, quelques mois avant l'indépendance
algérienne ; sa dépouille est inhumée au cimetière des « Chouhadas »
(cimetière des martyrs de la guerre) près de la frontière
algéro-tunisienne, dans la commune d'Aïn Kerma (wilaya d'El-Tarf).
Il
laisse derrière lui son épouse, Marie-Josèphe Dublé, dite Josie (morte
le 13 juillet 1989 et inhumée au cimetière d'El Kettar au cœur d'Alger),
et deux enfants : Olivier né en 1955 et Mireille qui épousera Bernard
Mendès-France (fils de Pierre Mendès France).
En hommage à son
travail en psychiatrie et à son sacrifice pour la cause algérienne,
l'hôpital de Blida-Joinville où il a travaillé porte désormais son nom.
Œuvre littéraire
Frantz Fanon
est devenu un maître à penser pour de nombreux intellectuels du
tiers-monde. Son livre le plus connu est Les Damnés de la terre,
manifeste pour la lutte anticoloniale et l'émancipation du tiers-monde.
Cet ouvrage et, peut-être plus encore, la préface écrite par Jean-Paul Sartre,
ont été perçus rétrospectivement comme fondateurs de la critique
tiers-mondiste4 Il a inspiré des mouvements de libération en Afrique ou
encore le Black Panther Party aux États-Unis.
Aujourd'hui encore, Frantz Fanon
est revisité par de nombreux auteurs5 ; le courant des critiques
post-coloniales a notamment initié une relecture de l'auteur
martiniquais. Edward Saïd, dans Culture et impérialisme, a très souvent
repris les écrits de Fanon. D'autres auteurs contemporains se sont
intéressés à son œuvre, comme Stuart Hall, Homi Bhabha et Judith Butler,
et en particulier à Peau noire, masques blancs. Des représentants de la
scène dite du "rap de fils d'immigrés" tels Casey ou La Rumeur, dont
les textes sont centrés sur la dénonciation de la colonisation, font
référence à Fanon et à son œuvre, parfois ouvertement comme dans le
titre "Nature Morte" de La Rumeur6. On peut ainsi voir sur la pochette
du street-cd Nord Sud Est Ouest du rappeur Ekoué une réédition du livre
Les Damnés de la Terre.
Son livre Peau noire, masques blancs contient une critique de l'ouvrage Psychologie de la colonisation7 d'Octave Mannoni. Frantz Fanon
qui adopte une attitude d'observateur extérieur au système colonial
n'admet pas l'analyse psychologique de Mannoni. En particulier
l'élaboration du "complexe de Prospero" du colonisateur lui parait "non
fondée"8. Les philosophes multiculturalistes (Charles Taylor, Will
Kymlicka) ont plusieurs fois affirmé dans leur article s'inspirer des
travaux de Fanon, précurseur du multiculturalisme.
Claude Lanzmann
dans son livre Le Lièvre de Patagonie raconte sur de nombreuses pages sa
rencontre avec Fanon et comment celle-ci a été la plus marquante de sa
vie. C'est lui qui le présentera ensuite à Sartre.
Bibliographie
• Abdelkader BENARAB, Frantz Fanon, l'homme de rupture, Paris, Alfabarre,2010
• Abdelkader BENARAB, Hommage à Frantz Fanon,in L'Expression,14/12/2008
• Abdelkader BENARAB, Frantz Fanon, in Le Quotidien d'Oran, 29/12/2008
•
André Lucrèce, "Frantz Fanon et les Antilles - L'empreinte d'une
pensée", Éditions Le teneur, Suresnes, septembre 2011 (ISBN :
9782918141174) [1]
• Bouvier, Pierre, Aimé Césaire et Frantz Fanon. Portraits de (dé)colonisés, Paris, Les Belles Lettres, coll. "Histoire de Profil", 2010.
• Bouvier, Pierre, Fanon, éd. Universitaires, Paris, 1971
• Alice Cherki, Frantz Fanon : portrait, Seuil, 2000
• Caute David, Fanon, éd. Collins, Londres, 1970, traduit par G. Duran), éd. Seghers, Paris, 1970
•
Christiane Chaulet Achour (coordination),Frantz Fanon et l’Algérie: Mon
Fanon à moi, Numéro spécial de la revue Algérie Littérature/Action
N°152-156, octobre-novembre 2011
• Christiane Chaulet-Achour, Frantz Fanon, l'importun, éd. Chèvrefeuille étoilée, Montpellier, 2004
• Joby Fanon, De la Martinique à l'Algérie et à l'Afrique, éd. L'Harmattan, Paris, 2004
• Peter Geismar, Fanon, éd. Dial Press, New York, 1971
• David Macey, Frantz Fanon, éd. Granta Books, Londres
• Florent Schoumacher, Frantz Fanon et le renouveau de la question marxiste de la libération nationale, Dissidences BLEMR, n°9, Nancy, octobre 2001
• David Macey, Frantz Fanon. Une vie, La Découverte, 2011.
L'œuvre
de Fanon a considérablement influencé des problématiques liées à la
notion de l'identité développées dans l'art contemporain, comme en
témoignent entre autres le film de l'artiste londonien Isaac Julien.
Références
1. Alice Cherki, Frantz Fanon : portrait, Seuil, 2000, p. 27
2. Cité par David Macey, op. cit., p. 131
3. David Macey, p. 167
4. Le livre de Pascal Bruckner,
Le Sanglot de l'homme blanc, paru en 1983, a inauguré une vague
d'attaques contre la critique tiers-mondiste liées au contexte général
de révolution néo-conservatrice qui s'ouvrait alors.
5. Frantz Fanon aujourd'hui, le souffle Fanon [archive]
6. Paroles de la chanson "Nature Morte"- Forums 2KMUSIC [archive]
7.
Psychologie de la colonisation, Seuil, 1950, réédité sous le titre
Prospero et Caliban, Editions Universitaires, 1984, et Le racisme
revisité, Denoël, 1997.
8. "Peau noire, masques blancs" p.87 (édition de 1975)