Monday, 29 July 2013

Sur les traces de Frantz Fanon

Catherine Simon, Le Monde

Certains morts ont de l'avenir. Ils deviennent, non pas des fantômes, mais des ancêtres doués de parole et capables, quelquefois, d'écouter les vivants. Frantz Fanon, par exemple. Emporté par une leucémie, en 1961, un an avant l'indépendance algérienne pour laquelle il s'était battu, le psychiatre martiniquais a laissé derrière lui une oeuvre d'une puissante radicalité. Et un cercle d'opiniâtres fidèles qui, en dépit du temps, poursuivent le dialogue avec lui. Parmi eux : le grand écrivain américain John Edgar Wideman. Son roman, évidemment inachevé – comme le laisse entendre son titre –, explore mille et une pistes.

En voici une, qui ouvre le récit : un type comme vous et moi (presque...) décide, près d'un demi-siècle après avoir lu Les Damnés de la terre (Maspero, 1961), le dernier livre de Fanon, de lui écrire.


DOUBLE DE FICTION

L'auteur s'invente un masque, un double de fiction, un prénommé Thomas, qui vit à New York et reçoit chez lui, un matin, un colis effrayant : il y a une tête coupée dedans. Pour "corser l'affaire", explique l'auteur, une fiche accompagne le macabre paquet, où a été écrite, justement, une phrase de Fanon : "Nous devons immédiatement porter la guerre chez l'ennemi. Le harceler sans répit. Lui couper le souffle." Le début d'un polar, d'une enquête à suspense ? Le Projet Fanon fait mine d'y ressembler.

Mais il apparaît également comme une méditation sur l'écriture – "un procédé qui me contrôle autant que je le contrôle. Une espèce de bricolage de fragments libres dont la paternité est ambiguë", dit le Fanon de Wideman. Lequel se met en scène : il se regarde, lui, le romancier célèbre, lors d'une escale en Bretagne, en train de rédiger, précisément, une lettre à Fanon. Il a du mal à trancher. Va-t-il écrire un roman ? Des Mémoires ? De la science-fiction ? "Ce petit coup de pouce, ces catégories pourrait-on dire, c'est sur elles que j'ai tenté d'écrire pour y échapper, pas seulement ces dernières années, mais depuis le tout début."

D'ailleurs, le fameux livre pourrait se transformer en scénario, pour un film de Godard, "M. Jean-Luc, M. Lucky John, Monsieur Loyal maître de cérémonie", comme s'amuse le narrateur, qui ne sait jamais très bien sur quel mot danser.

"CETTE CAGE ÉRIGÉE BARREAU PAR BARREAU POUR ENFERMER SES MOTS"

Mais Fanon, dans tout ça ? Mais il est là, bien sûr, partout chez lui. On suit le militant anticolonialiste en Afrique, à la fin des années 1950, quand il traverse le Mali et que les souvenirs de la Martinique, " les oiseaux, les grenouilles, les insectes, les monstres et les fantômes de son enfance", lui reviennent à l'esprit, "recyclés dans ce décor primitif". On regarde le jeune intellectuel errer dans les rues de Paris, la nuit, une fois refermé le manuel de médecine, quand l'étudiant part faire un tour, sortant "du cliché de sa chambre de bonne mansardée" et se promenant, "seul, toujours", dans cette ville "boule de cristal rougeoyante", où il entend "un coeur comme le sien qui bat".

On le file comme on peut, le perdant, le retrouvant, de Fort-de-France, en Martinique (où Fanon a passé son enfance), à Blida, en Algérie, où il tient ses consultations psychiatriques, jusqu'à son lit d'agonie, dans une clinique du Maryland, aux Etats-Unis, sans oublier ces dernières journées de travail, à Lyon, en 1961, dans cette chambre, où, malade, affaibli, il dicte à sa femme, Josie, le texte des Damnés de la terre. Le cliquetis de la machine à écrire, "ce vacarme, ce chaos, cette cage érigée barreau par barreau pour enfermer ses mots", retentit dans la tête du lecteur longtemps après que la dernière page de Projet Fanon a été tournée.

DES FIFRES BRETONS AUX ESCLAVES AFRICAINS

Comme résonnent longtemps les riffs de Wideman, observant, par-dessus l'épaule de Fanon, un défilé de békés (les descendants des premiers colons européens) dans les rues de Fort-de-France : les pensées glissent et volent, passant des fifres bretons aux esclaves africains enchaînés dans les cales, comme si la musique même de ce carnaval grotesque chantait "le deuil de tribus défuntes, de musiciens morts, d'amants disparus, de nations irrécupérables".

Mais, au fait, pourquoi Fanon – bon danseur, mais pas musicien ? Pour lui ressembler, explique d'abord le narrateur de Projet Fanon, dont on se fiche pas mal, à vrai dire, qu'il se prénomme Thomas ou John Edgar. "Je voulais devenir quelqu'un qui dirait la vérité sur la couleur et l'oppression" et qui "pourrait – qui sait – contribuer à libérer le monde du fléau du racisme". Plus tard, le frère du narrateur, emprisonné pour meurtre, lui pose la même question, lors d'un parloir. Pourquoi Fanon ? "Fanon parce qu'on ne sortira pas de ce bordel, j'ai répondu à mon frère, et parce que lui, Fanon, il a trouvé la sortie."

LES FIGURES TUTÉLAIRES DE MALCOM X ET DE PATRICE LUMUMBA

Comme un écho à John Africa, leader d'un groupe rebelle de Philadelphie, tué par la police en 1985, présent dans L'Incendie de Philadelphie et dans Deux villes (Gallimard, 1994 et 2000), les figures tutélaires de Malcom X et de Patrice Lumumba – tous deux également assassinés – sont ici convoquées. A l'instar de Fanon, intellectuel, noir et engagé, ces deux hommes, "inventèrent une nouvelle langue". Et c'est cela, bien sûr, qui fascine et passionne le narrateur (et l'auteur) de cet époustouflant roman à la phrase divagante, parfois difficile, follement mobile et maîtrisée.

D'un livre à l'autre, de Damballah (Gallimard, 2004), premier volet de la "Trilogie de Homewood", à ce Projet Fanon, John Edgar Wideman confirme son goût du risque. Et sa foi, teintée d'humour, dans une littérature conçue à la fois comme outil et objet de libération.


"Le Projet Fanon", de John Edgar Wideman, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Bernard Turle, Gallimard, collection "Du monde entier", 352 p., 23,90 €.