Catherine Simon, Le Monde
Certains morts ont de l'avenir. Ils deviennent, non pas des
fantômes, mais des ancêtres doués de parole et capables, quelquefois, d'écouter
les vivants. Frantz Fanon, par exemple. Emporté par une leucémie, en 1961, un
an avant l'indépendance algérienne pour laquelle il s'était battu, le
psychiatre martiniquais a laissé derrière lui une oeuvre d'une puissante
radicalité. Et un cercle d'opiniâtres fidèles qui, en dépit du temps,
poursuivent le dialogue avec lui. Parmi eux : le grand écrivain américain John
Edgar Wideman. Son roman, évidemment inachevé – comme le laisse entendre son
titre –, explore mille et une pistes.
En voici une, qui ouvre le récit : un type comme vous et moi
(presque...) décide, près d'un demi-siècle après avoir lu Les Damnés de la
terre (Maspero, 1961), le dernier livre de Fanon, de lui écrire.
DOUBLE DE FICTION
L'auteur s'invente un masque, un double de fiction, un
prénommé Thomas, qui vit à New York et reçoit chez lui, un matin, un colis
effrayant : il y a une tête coupée dedans. Pour "corser l'affaire",
explique l'auteur, une fiche accompagne le macabre paquet, où a été écrite,
justement, une phrase de Fanon : "Nous devons immédiatement porter la
guerre chez l'ennemi. Le harceler sans répit. Lui couper le souffle." Le
début d'un polar, d'une enquête à suspense ? Le Projet Fanon fait mine d'y
ressembler.
Mais il apparaît également comme une méditation sur
l'écriture – "un procédé qui me contrôle autant que je le contrôle. Une
espèce de bricolage de fragments libres dont la paternité est ambiguë",
dit le Fanon de Wideman. Lequel se met en scène : il se regarde, lui, le
romancier célèbre, lors d'une escale en Bretagne, en train de rédiger,
précisément, une lettre à Fanon. Il a du mal à trancher. Va-t-il écrire un
roman ? Des Mémoires ? De la science-fiction ? "Ce petit coup de pouce,
ces catégories pourrait-on dire, c'est sur elles que j'ai tenté d'écrire pour y
échapper, pas seulement ces dernières années, mais depuis le tout début."
D'ailleurs, le fameux livre pourrait se transformer en
scénario, pour un film de Godard, "M. Jean-Luc, M. Lucky John, Monsieur
Loyal maître de cérémonie", comme s'amuse le narrateur, qui ne sait jamais
très bien sur quel mot danser.
"CETTE CAGE ÉRIGÉE BARREAU PAR BARREAU POUR ENFERMER
SES MOTS"
Mais Fanon, dans tout ça ? Mais il est là, bien sûr, partout
chez lui. On suit le militant anticolonialiste en Afrique, à la fin des années
1950, quand il traverse le Mali et que les souvenirs de la Martinique, "
les oiseaux, les grenouilles, les insectes, les monstres et les fantômes de son
enfance", lui reviennent à l'esprit, "recyclés dans ce décor
primitif". On regarde le jeune intellectuel errer dans les rues de Paris,
la nuit, une fois refermé le manuel de médecine, quand l'étudiant part faire un
tour, sortant "du cliché de sa chambre de bonne mansardée" et se
promenant, "seul, toujours", dans cette ville "boule de cristal
rougeoyante", où il entend "un coeur comme le sien qui bat".
On le file comme on peut, le perdant, le retrouvant, de
Fort-de-France, en Martinique (où Fanon a passé son enfance), à Blida, en
Algérie, où il tient ses consultations psychiatriques, jusqu'à son lit
d'agonie, dans une clinique du Maryland, aux Etats-Unis, sans oublier ces
dernières journées de travail, à Lyon, en 1961, dans cette chambre, où, malade,
affaibli, il dicte à sa femme, Josie, le texte des Damnés de la terre. Le
cliquetis de la machine à écrire, "ce vacarme, ce chaos, cette cage érigée
barreau par barreau pour enfermer ses mots", retentit dans la tête du
lecteur longtemps après que la dernière page de Projet Fanon a été tournée.
DES FIFRES BRETONS AUX ESCLAVES AFRICAINS
Comme résonnent longtemps les riffs de Wideman, observant,
par-dessus l'épaule de Fanon, un défilé de békés (les descendants des premiers
colons européens) dans les rues de Fort-de-France : les pensées glissent et
volent, passant des fifres bretons aux esclaves africains enchaînés dans les
cales, comme si la musique même de ce carnaval grotesque chantait "le
deuil de tribus défuntes, de musiciens morts, d'amants disparus, de nations
irrécupérables".
Mais, au fait, pourquoi Fanon – bon danseur, mais pas
musicien ? Pour lui ressembler, explique d'abord le narrateur de Projet Fanon,
dont on se fiche pas mal, à vrai dire, qu'il se prénomme Thomas ou John Edgar.
"Je voulais devenir quelqu'un qui dirait la vérité sur la couleur et
l'oppression" et qui "pourrait – qui sait – contribuer à libérer le
monde du fléau du racisme". Plus tard, le frère du narrateur, emprisonné
pour meurtre, lui pose la même question, lors d'un parloir. Pourquoi Fanon ?
"Fanon parce qu'on ne sortira pas de ce bordel, j'ai répondu à mon frère,
et parce que lui, Fanon, il a trouvé la sortie."
LES FIGURES TUTÉLAIRES DE MALCOM X ET DE PATRICE LUMUMBA
Comme un écho à John Africa, leader d'un groupe rebelle de
Philadelphie, tué par la police en 1985, présent dans L'Incendie de
Philadelphie et dans Deux villes (Gallimard, 1994 et 2000), les figures
tutélaires de Malcom X et de Patrice Lumumba – tous deux également assassinés –
sont ici convoquées. A l'instar de Fanon, intellectuel, noir et engagé, ces
deux hommes, "inventèrent une nouvelle langue". Et c'est cela, bien
sûr, qui fascine et passionne le narrateur (et l'auteur) de cet époustouflant
roman à la phrase divagante, parfois difficile, follement mobile et maîtrisée.
D'un livre à l'autre, de Damballah (Gallimard, 2004),
premier volet de la "Trilogie de Homewood", à ce Projet Fanon, John
Edgar Wideman confirme son goût du risque. Et sa foi, teintée d'humour, dans
une littérature conçue à la fois comme outil et objet de libération.
"Le Projet Fanon", de John Edgar Wideman, traduit
de l'anglais (Etats-Unis) par Bernard Turle, Gallimard, collection "Du
monde entier", 352 p., 23,90 €.