Cet article est la préface du livre Frantz Fanon Œuvres, publié à La Découverte en Octobre 2011, en l’honneur du cinquantième anniversaire de la mort de Frantz Fanon.
1.
On l’oublie trop souvent, Frantz Fanon appartient à une génération qui,
à deux ou trois reprises, fit l’épreuve du désastre et, dans
l’expérience de fin de monde qu’entraîne toute catastrophe,
indivisément, celle du monde. Il aurait facilement pu compter parmi les
innombrables victimes de la Seconde Guerre mondiale à laquelle il prit
part à l’âge de dix-neuf ans, et de Peau noire, masques blancs comme des Damnés de la terre,
il n’aurait jamais été question. Il connut la colonisation, son
atmosphère sanglante, sa structure asilaire, son lot de blessures, ses
manières de ruiner le rapport au corps, au langage et à la loi, ses
états inouïs, la guerre d’Algérie.
Ces deux épreuves – le nazisme et le colonialisme –
auxquelles il faudrait ajouter l’amère rencontre avec la France
métropolitaine et les premières lueurs des indépendances africaines ne
constituent pas seulement des expériences fondatrices, mais les clés de
lecture de toute sa vie, de son travail et de son langage. Il surgit
tout entier du moule de ces événements et se tient debout, ferme, dans
l’intervalle qui à la fois les sépare et les unit [1] . C’est là, dans ces trois cliniques du réel,
que naît, croit et s’épuise le nom de Fanon. À ces trois scènes – et
par-devers elles l’injonction de soigner qui traverse chacune d’elles –
l’on doit l’essentiel de sa parole, semblable, dans sa beauté
dramatique, sa fulgurance et son lumineux éclat, au verbe en croix de
l’homme-dieu menacé par la folie et la mort [2] .
Verbe en croix et donc porté au souffle et à la
dissémination puisque, du début à la fin, il n’y est question que de
genèse, d’accouchement de formes nouvelles, d’acheminement,
d’interminable création. Il n’y est question que de ce qui est imminent,
en germe ; de ce qui commence, de ce qui naît, s’ouvre, se crée, surgit
sous nos pas, dans cet ici et ce maintenant, au-delà même des espoirs
humains, dans l’urgence, le tout de la vie et le grand large du monde
lui-même révélé comme tel, une chair ou-verte et promise à l’imprévu de
la rencontre.
Il n’y est question, faut-il préciser, que de la lutte
et du futur qu’il faut ouvrir coûte que coûte. Cette lutte a pour but de
produire la vie, de renverser les hiérarchies instituées par ceux qui
se sont accoutumés à vaincre sans avoir raison, la « violence absolue »
jouant, dans ce travail, une fonction désintoxicatrice et instituante.
Cette lutte a une triple dimension. Elle vise d’abord à détruire ce qui
détruit, ampute, démembre, aveugle et provoque peur et colère – le
devenir-chose. Ensuite, elle a pour fonction d’accueillir la plainte et
le cri de l’homme mutilé, de ceux et celles qui, destitués, ont été
condamnés à l’abjection ; de soigner et, éventuellement, de guérir ceux
et celles que le pouvoir a blessés, violés et torturés, ou simplement
rendus fous. Elle a enfin pour but de faire jaillir un sujet humain
inédit, capable d’habiter le monde et de le partager afin que les
possibilités de communication et de réciprocité sans lesquelles ne
sauraient exister ni la dialectique de la reconnaissance ni le langage
humain soient restaurées.
Ce gigantesque labeur, Fanon l’appelait la « sortie de
la grande nuit », la « libération », la « renaissance », la
« restitution », la « substitution », le « surgissement »,
l’« émergence », le « désordre absolu », ou encore « marcher tout le
temps, la nuit et le jour », « mettre sur pied un homme neuf »,
« trouver autre chose », forger un sujet humain nouveau sorti tout
entier du « mortier du sang et de la colère », libre du fardeau de la
race et débarrassé des attributs de la chose. Un sujet
quasi-indéfinissable, toujours en reste parce que jamais fini, comme un
écart qui résiste à la loi, voire à toute limite.
Quant au reste, et bien mieux que d’autres écrits de
l’époque, les textes de Fanon dévoilent l’étendue des souffrances
psychiques causées par le racisme et la présence vive de la folie dans
le système colonial [3]
. En effet, en situation coloniale, le travail du racisme vise, en
premier lieu, à abolir toute séparation entre le moi intérieur et le
regard extérieur. Il s’agit d’anesthésier les sens et de transformer le
corps du colonisé en chose dont la raideur rappelle celle du cadavre. À
l’anesthésie des sens s’ajoute la réduction de la vie elle-même à
l’extrême dénuement du besoin. Les rapports de l’homme avec la matière,
avec le monde, avec l’histoire deviennent de simples « rapports avec la
nourriture », affirmait Fanon. Pour un colonisé, ajoutait-il, « vivre,
ce n’est point incarner des valeurs, s’insérer dans le développement
cohérent et fécond d’un monde ». Vivre, c’est tout simplement « ne pas
mourir », c’est « maintenir la vie ». Et de conclure : « C’est que la
seule perspective est cet estomac de plus en plus rétréci, de moins en
moins exigeant certes, mais qu’il faut tout de même contenter. »
Cette annexion de l’homme par la force
quasi-physiologique du besoin et la matière de l’estomac constitue le
« temps d’avant la vie », la « grande nuit » de laquelle il faut sortir.
On reconnaît le temps d’avant la vie au fait que, sous son emprise, il
n’est pas question pour le colonisé de donner un sens à son existence et
à son monde, « mais plutôt d’en donner un à sa mort ». Et c’est à
éclairer les attendus de ce différend et à le trancher en faveur des
« réserves de vie » que s’attela Fanon.
2. Mais plus qu’une œuvre
achevée, Fanon nous aura légué une toile qu’il s’est lui-même efforcé de
tisser au cours d’une existence brève, risquée et, finalement, inouïe.
Parce que, toile en crue, le texte fanonien aura présenté à la critique
une série de difficultés qui auront été en même temps une chance – celle
de pouvoir le réécrire et le réinterpréter sans cesse, sans jamais
pouvoir se l’approprier en vérité et encore moins l’épuiser [4]
. Au cours du demi-siècle qui a suivi sa mort, nombreuses ont pourtant
été les tentatives de l’assigner à des projets de nature politique ou
théorique [5]
. Il n’est aujourd’hui aucune région du monde qui n’ait, d’une manière
ou d’une autre, accueilli le nom de Fanon. Une véritable « bibliothèque
Fanon » est née et a, en retour, permis la constitution d’un champ
d’études foisonnant, rhizomatique et, aujourd’hui, de portée planétaire.
Ce champ s’est développé en trois temps, les périodes
d’oubli ou de présence spectrale alternant avec les périodes de
« retour » et la dissémination chaque fois s’effectuant à partir d’un
foyer irradiant [6]
. Le premier de ces foyers est l’Afrique à l’âge de la praxis
révolutionnaire, celui des grandes luttes d’émancipation qui ébranlèrent
les trois premiers quarts du XXe siècle – les luttes anticoloniales
proprement dites, les luttes anti-impérialistes et la lutte contre
l’apartheid.
On a beaucoup insisté sur la dette de Fanon à l’égard de
l’existentialisme, de la psychanalyse et du marxisme, et sur la manière
dont il négocia ses difficiles relations avec ces courants d’idées si
puissants à son époque. Mais on n’a pas encore suffisamment pris la
mesure de ce que représenta alors, pour la pensée en général,
l’émergence d’une praxis anticoloniale, dont la
signification fut véritablement universelle et dont l’Afrique fut l’un
des foyers irradiants au cours du XXe siècle. L’œuvre de Frantz Fanon
fait partie intégrante d’une riche tradition africaine de réflexion
critique sur les thèmes voisins de l’avènement du sujet humain, de la
renaissance de l’Afrique et de la « déclosion » du monde [7]
. Cette tradition, qui date pour le moins du XIXe siècle, est
diasporique et ses centres se situent sur les pourtours de
l’Atlantique [8] . Le mouvement des idées y suit généralement un arc allant des Caraïbes aux États-Unis avant de faire retour sur l’Afrique [9] . L’Europe n’est, ici, qu’un lieu de passage ou de transit.
Avec Fanon cependant, le déplacement s’opère des
Caraïbes vers l’Afrique. Les idées produites dans le creuset africain
sont ensuite véhiculées en Amérique où elles font l’objet de
réappropriation par les mouvements civiques noirs et les militants
radicaux. Tel est notamment le cas au cours de la seconde moitié du XXe
siècle lorsque, à la faveur des luttes des peuples colonisés contre les
puissances coloniales européennes, l’Afrique devient l’un des
laboratoires privilégiés de la réflexion sur la libération nationale et
les problèmes de la guerre révolutionnaire [10]
, sur les rapports entre racisme et conscience de classe, colonialisme
et capitalisme, ou encore entre le nationalisme, le panafricanisme et le
socialisme. Au cours de cette période, une pensée révolutionnaire
africaine prend corps autour de l’idée d’une Afrique totalement libérée,
jouissant sans entrave de toutes ses capacités d’autodétermination et
libérée de tout lien de vassalité. C’est une Afrique dont le projet est
de se constituer en tant que sa force propre, son propre centre.
Mais ici, surtout, s’affrontèrent deux modèles de la
révolution anticoloniale, le mo-dèle gandhien et le modèle
insurrectionnel algérien [11]
. À l’origine des thèses de Fanon sur la violence, se trouve la
question historique de savoir comment conduire jusqu’à son terme le
processus de décolonisation de l’Afrique. Le discours fanonien sur la
violence se déroule sur une scène raciale dont l’Afrique du Sud et
l’Algérie sont les deux lieux privilégiés d’incarnation. Ses
considérations sur la bourgeoisie nationale se forgent à l’examen des
expériences alors neuves de Guinée et du Ghana. La tragédie du Congo lui
sert directement de lucarne à partir de laquelle il rend compte de la
politique de puissance si caractéristique des relations internationales à
l’époque de la guerre froide [12] .
L’Afrique n’est pas seulement le lieu à partir duquel il
pense. Elle est le sujet même de cette pensée ainsi que sa matière. Et
c’est à l’Afrique que celle-ci s’adresse en premier lieu. Cette
« africanité » de la pensée de Fanon a malheureusement été perdue de vue
alors même que l’Afrique aura été le point de départ de sa théorie
révolutionnaire et de sa praxis anticoloniale. Sans ses réflexions sur
la nature de la paysannerie, le pouvoir des « masses » ou le potentiel
révolutionnaire des classes lumpen, l’œuvre d’Amilcar Cabral n’aurait sans doute pas pris la forme qu’elle finira par prendre [13]
. Les trajectoires de la lutte armée contre le colonialisme portugais
en Guinée-Bissau, en Angola, au Zimbabwe et au Mozambique non plus [14]
. Dans une large mesure, les thèses du Tanzanien Julius Nyerere sur un
« socialisme africain » dont les attributs fondamentaux seraient
villageois et communalistes sont une réponse indirecte aux Damnés de la terre [15] .
Cette thématique paysanne trouvera des échos jusqu’en Afrique du Sud [16]
. Elle nourrira en sous-main les rêves de réforme agraire dans une
partie de l’Afrique australe où, à la faveur de la colonisation de
peuplement, les Noirs ont été dépossédés de l’essentiel de leurs terres
et parqués dans des réserves [17]
. Au lendemain des indépendances, elle servira également de point
d’ancrage à une tradition intellectuelle radicale soucieuse de trouver,
dans les logiques sociales endogènes, les leviers d’une transformation
révolutionnaire [18]
. Par ailleurs, de Dar Es Salaam à Johannesburg en passant par Maputo,
cette tradition intellectuelle contribuera à une critique et révision du
marxisme – entreprise intellectuelle dont l’histoire est
malheureusement loin d’être écrite, mais qui préfigure à bien des égards
les développements théoriques enregistrés plus tard sur d’autres
continents (cas des subaltern studies en Inde ou des mouvements indigénistes radicaux en Amérique latine) [19] . L’universalité de l’oeuvre de Fanon est donc inséparable de son « africanité ».
Hors d’Afrique, Les Damnés de la terre
sera reçu comme un manuel de l’organisation et de la pratique
révolutionnaire. C’est notamment le cas dans les milieux noirs des
États-Unis, puis en Afrique du Sud où, confrontés à la ségrégation
raciale, les mouvements pour les droits civiques s’en saisiront comme
d’une bible [20]
. Ses idées influenceront non seulement ceux qui, à l’époque, cherchent
à comprendre la dynamique de la libération anticoloniale, mais
également ceux qui s’opposent à la fois à l’impérialisme américain et au
totalitarisme soviétique [21] .
3. Le deuxième âge de Fanon correspond à l’essor des « études postcoloniales » dans le monde anglo-saxon des années 1980. Si Les Damnés de la terre était le livre de l’âge de la praxis révolutionnaire, de Peau noire, masque blanc
l’on peut dire qu’il est l’un des livres de chevet du tournant
postcolonial de la pensée contemporaine. Le dernier quart du XXe siècle
se caractérise en effet par le reflux de toute perspective
révolutionnaire dans le monde. La chute de l’Union soviétique consacre
l’hégémonie du système capitaliste, l’apparent triomphe de la démocratie
de marché et un essoufflement du marxisme. La redécouverte de la
« société civile » démontre a posteriori le
caractère supposément anachronique des théories de la guerre
révolutionnaire. Les vieilles luttes autour de la redistribution
accordaient une place éminente aux facteurs de classe dans la
transformation des rapports de pouvoir et dans la constitution de formes
transversales de solidarité. La « nouvelle question sociale » a
désormais pour enjeu central la reconnaissance des identités lésées. Ce
nouveau paradigme accorde une place privilégiée aux questions de la
différence et de l’altérité.
Le dernier quart du XXe siècle est également marqué par
l’irruption, dans différents champs du savoir – de la philosophie, des
arts et de la littérature en particulier – de nouveaux courants
intellectuels qui, en s’attaquant aux postulats eurocentristes dans les
sciences humaines, auront infléchi la manière de penser le monde, la
politique, l’histoire et la culture [22]
. Une pensée-monde se met en place. Elle témoigne, dans une large
mesure, du procès de décentrement du monde alors en cours. Le texte
fanonien devient l’un des passages obligés de ces nouveaux voyages
planétaires de la critique contemporaine, l’interlocuteur privilégié que
l’on relit, que l’on réfute ou que l’on complète. Dans des champs aussi
divers que la critique littéraire et artistique, la psychanalyse et la
critique psychiatrique [23] , les études de la race et des diasporas (critical race studies), de la différence sexuée (féminisme, queer), des savoirs subalternes (subaltern studies), voire de la circulation contemporaine de toutes sortes de flux (public culture), l’on redécouvre Fanon [24]
. L’on réexamine les objets propres de ses enquêtes, la sorte de
lexique qu’il développa, ses méthodes d’analyse et la pertinence de ses
grilles de lecture dans les conditions contemporaines.
Le contexte s’y prête. La présence de plus en plus
visible de minorités raciales en Europe relance l’interrogation sur
l’histoire de la présence européenne au monde et l’histoire de la
présence du monde en son sein aussi bien pendant qu’après l’Empire [25]
. La globalisation des migrations et la circulation de toutes sortes de
flux aidant, les conceptions essentialistes de l’identité sont remises
en cause [26]
. Les processus d’identification sont de plus en plus saisis non à
partir d’une perspective ontologique, mais par le biais d’un sujet face à
son désir. Partout se manifeste un regain d’intérêt pour l’analyse des
rapports du sujet, du langage et de la représentation. Le scepticisme
face aux postulats de la raison transcendantale gagne en intensité [27]
. Une importance neuve est accordée à l’hétérogénéité des temporalités
et à la réflexion sur la nature de l’ordre démocratique, les conditions
éthiques du vivre-ensemble et les manières de relation à autrui et au
monde [28] .
À la faveur du tournant postcolonial dans les sciences
humaines, les débats les plus controversés sur l’héritage et l’actualité
de Fanon se nouent alors au point d’intersection entre la race, la
sexualité et la psychanalyse [29]
. D’une part, les préoccupations de Fanon concernant les scissions du
moi font l’objet d’une reprise et d’un prolongement qui vise à démontrer
que toute différence est, in fine, une affaire de
relation, de désir et d’ambivalence. D’autre part, ses thèses sur le
pouvoir des hommes et la loi de la race comme structures élémentaires de
la formation du moi en situation coloniale servent de point de départ
pour une critique de l’éthique du traitement psychiatrique [30] .
Mais ce retour de Fanon donne également lieu à bien des
malentendus. Tel est notamment le cas au point de rencontre entre Fanon
et les problématiques féministes et queer [31] . Une partie de la critique féministe et queer
dénonce en effet l’homophobie et la misogynie qui marqueraient l’étude
fanonienne de la psychosexualité. Effectuées souvent à partir de
perspectives freudiennes, voire lacaniennes, de telles remises en cause
sont aveugles sur le fait que le rapport organique entre sexualité,
désir et race n’est jamais interrogé dans le texte freudien lui-même.
Or, pour Fanon, ce rapport n’est pas simplement d’ordre analogique. La
race est un objet plein au même titre que la sexualité ou le désir, et
un rapport de co-constitution relie la race à chacun de ces termes.
4. Alors que la critique
postcoloniale est en voie d’essoufflement dans le monde anglo-saxon, un
troisième âge de Fanon pointe à l’horizon [32]
. Il est porté par les transformations du monde et sa re-balkanisation
au début de ce millénaire. Sorti de la décolonisation et de la guerre
froide, le monde est rentré dans une nouvelle ère, celle de la contre-insurrection.
Le champ de cette contre-insurrection est planétaire. Son objectif
n’est peut-être pas de réinstituer purement et simplement les vieux
liens coloniaux. Mais elle puise dans les vieilles techniques des
guerres coloniales une part de ses procédés [33] . Comme les guerres coloniales, la contre-insurrection est justifiée par le vieux « devoir de civilisation » [34]
. Ainsi en est-il des techniques d’occupation militaire d’États
nominalement indépendants ou encore de la distribution de la violence
sous la forme de l’emprisonnement illégal et de la torture.
Le retour de la contre-insurrection va de pair avec le
retour des logiques d’extraction dans la sphère économique et les
logiques de race dans le champ social [35]
. Historiquement, la race a toujours été une forme codée de découpage
et d’organisation des multiplicités, de leur fixation, de leur
distribution le long d’une hiérarchie et de leur répartition au sein
d’espaces plus ou moins fermés – la logique de l’enclos.
Tel était le cas sous les régimes coloniaux de ségrégation. À l’âge de
la contre-insurrection, peu importe qu’elle soit volontiers déclinée
sous le signe de la « religion » ou de la « culture ». La race est ce
qui permet d’identifier et de définir des groupes de « populations » en
tant qu’elles seraient, chacune, porteuses de risques différentiels et
plus ou moins aléatoires.
Dans ce contexte, les nouveaux processus de
racialisation visent à marquer ces groupes de populations, à fixer le
plus précisément possible les limites au sein desquelles elles peuvent
circuler, à déterminer le plus exactement possible les emplacements
qu’elles peuvent occuper, bref, à assurer les circulations dans un sens
qui permette d’écarter les menaces et d’assurer la sûreté générale. Il
s’agit de trier ces groupes de populations, de les marquer à la fois
comme des « espèces », des « séries » et comme des « cas », au sein d’un
calcul généralisé du risque, du hasard et des probabilités, de manière à
pouvoir prévenir les dangers inhérents à leur circulation et, si
possible, à les neutraliser d’avance, souvent par l’incarcération ou la
déportation. La race, de ce point de vue, fonctionne à la fois comme
idéologie, dispositif de sécurité et technologie de gouvernement des
multiplicités. Elle est le moyen le plus efficace d’abolir le droit dans
l’acte même par lequel l’on prétend ériger la loi.
Comment s’étonner, dans ces conditions, que le nom de Fanon continue de s’écrire dans le présent et dans le futur [36] ?
Comment s’étonner, en outre, que cette nouvelle écriture du nom de
Fanon commence, une fois de plus, par la critique de la violence et
qu’elle se termine par celle de la vie en tant qu’épreuve sur soi et
épreuve du monde [37] ?
Prendre en charge la souffrance de l’homme qui lutte, la décrire et la
comprendre de telle manière que de ce savoir et de cette lutte jaillisse
un homme nouveau, tel fut en effet le projet de Fanon. Afin de le
réaliser, ce dernier chercha, sans cesse, à dire le temps dans lequel
l’expérience de la vie se déroulait, sa différence et sa nou-veauté. La
sienne fut une conscience historique particulièrement sensible à sa
propre inscription dans le temps – le temps colonial sans doute, le
temps des guerres et des souffrances qu’elles engendrent sur le plan
psychique, mais davantage encore le temps du monde. Ce temps du monde,
le « nègre » en était la figure épiphanique puisqu’en le « nègre »,
l’idée même de race trouvait son lieu d’épuisement.
Le Cap (Afrique du Sud), 2 septembre 2011