Friday, 21 October 2011

L’universalité de Frantz Fanon

Par Achille Mbembe, Mouvements

Cet article est la préface du livre Frantz Fanon Œuvres, publié à La Découverte en Octobre 2011, en l’honneur du cinquantième anniversaire de la mort de Frantz Fanon.

1. On l’oublie trop souvent, Frantz Fanon appartient à une génération qui, à deux ou trois reprises, fit l’épreuve du désastre et, dans l’expérience de fin de monde qu’entraîne toute catastrophe, indivisément, celle du monde. Il aurait facilement pu compter parmi les innombrables victimes de la Seconde Guerre mondiale à laquelle il prit part à l’âge de dix-neuf ans, et de Peau noire, masques blancs comme des Damnés de la terre, il n’aurait jamais été question. Il connut la colonisation, son atmosphère sanglante, sa structure asilaire, son lot de blessures, ses manières de ruiner le rapport au corps, au langage et à la loi, ses états inouïs, la guerre d’Algérie.

Ces deux épreuves – le nazisme et le colonialisme – auxquelles il faudrait ajouter l’amère rencontre avec la France métropolitaine et les premières lueurs des indépendances africaines ne constituent pas seulement des expériences fondatrices, mais les clés de lecture de toute sa vie, de son travail et de son langage. Il surgit tout entier du moule de ces événements et se tient debout, ferme, dans l’intervalle qui à la fois les sépare et les unit [1] . C’est là, dans ces trois cliniques du réel, que naît, croit et s’épuise le nom de Fanon. À ces trois scènes – et par-devers elles l’injonction de soigner qui traverse chacune d’elles – l’on doit l’essentiel de sa parole, semblable, dans sa beauté dramatique, sa fulgurance et son lumineux éclat, au verbe en croix de l’homme-dieu menacé par la folie et la mort [2] .

Verbe en croix et donc porté au souffle et à la dissémination puisque, du début à la fin, il n’y est question que de genèse, d’accouchement de formes nouvelles, d’acheminement, d’interminable création. Il n’y est question que de ce qui est imminent, en germe ; de ce qui commence, de ce qui naît, s’ouvre, se crée, surgit sous nos pas, dans cet ici et ce maintenant, au-delà même des espoirs humains, dans l’urgence, le tout de la vie et le grand large du monde lui-même révélé comme tel, une chair ou-verte et promise à l’imprévu de la rencontre.

Il n’y est question, faut-il préciser, que de la lutte et du futur qu’il faut ouvrir coûte que coûte. Cette lutte a pour but de produire la vie, de renverser les hiérarchies instituées par ceux qui se sont accoutumés à vaincre sans avoir raison, la « violence absolue » jouant, dans ce travail, une fonction désintoxicatrice et instituante. Cette lutte a une triple dimension. Elle vise d’abord à détruire ce qui détruit, ampute, démembre, aveugle et provoque peur et colère – le devenir-chose. Ensuite, elle a pour fonction d’accueillir la plainte et le cri de l’homme mutilé, de ceux et celles qui, destitués, ont été condamnés à l’abjection ; de soigner et, éventuellement, de guérir ceux et celles que le pouvoir a blessés, violés et torturés, ou simplement rendus fous. Elle a enfin pour but de faire jaillir un sujet humain inédit, capable d’habiter le monde et de le partager afin que les possibilités de communication et de réciprocité sans lesquelles ne sauraient exister ni la dialectique de la reconnaissance ni le langage humain soient restaurées.

Ce gigantesque labeur, Fanon l’appelait la « sortie de la grande nuit », la « libération », la « renaissance », la « restitution », la « substitution », le « surgissement », l’« émergence », le « désordre absolu », ou encore « marcher tout le temps, la nuit et le jour », « mettre sur pied un homme neuf », « trouver autre chose », forger un sujet humain nouveau sorti tout entier du « mortier du sang et de la colère », libre du fardeau de la race et débarrassé des attributs de la chose. Un sujet quasi-indéfinissable, toujours en reste parce que jamais fini, comme un écart qui résiste à la loi, voire à toute limite.

Quant au reste, et bien mieux que d’autres écrits de l’époque, les textes de Fanon dévoilent l’étendue des souffrances psychiques causées par le racisme et la présence vive de la folie dans le système colonial [3] . En effet, en situation coloniale, le travail du racisme vise, en premier lieu, à abolir toute séparation entre le moi intérieur et le regard extérieur. Il s’agit d’anesthésier les sens et de transformer le corps du colonisé en chose dont la raideur rappelle celle du cadavre. À l’anesthésie des sens s’ajoute la réduction de la vie elle-même à l’extrême dénuement du besoin. Les rapports de l’homme avec la matière, avec le monde, avec l’histoire deviennent de simples « rapports avec la nourriture », affirmait Fanon. Pour un colonisé, ajoutait-il, « vivre, ce n’est point incarner des valeurs, s’insérer dans le développement cohérent et fécond d’un monde ». Vivre, c’est tout simplement « ne pas mourir », c’est « maintenir la vie ». Et de conclure : « C’est que la seule perspective est cet estomac de plus en plus rétréci, de moins en moins exigeant certes, mais qu’il faut tout de même contenter. »

Cette annexion de l’homme par la force quasi-physiologique du besoin et la matière de l’estomac constitue le « temps d’avant la vie », la « grande nuit » de laquelle il faut sortir. On reconnaît le temps d’avant la vie au fait que, sous son emprise, il n’est pas question pour le colonisé de donner un sens à son existence et à son monde, « mais plutôt d’en donner un à sa mort ». Et c’est à éclairer les attendus de ce différend et à le trancher en faveur des « réserves de vie » que s’attela Fanon.

2. Mais plus qu’une œuvre achevée, Fanon nous aura légué une toile qu’il s’est lui-même efforcé de tisser au cours d’une existence brève, risquée et, finalement, inouïe. Parce que, toile en crue, le texte fanonien aura présenté à la critique une série de difficultés qui auront été en même temps une chance – celle de pouvoir le réécrire et le réinterpréter sans cesse, sans jamais pouvoir se l’approprier en vérité et encore moins l’épuiser [4] . Au cours du demi-siècle qui a suivi sa mort, nombreuses ont pourtant été les tentatives de l’assigner à des projets de nature politique ou théorique [5] . Il n’est aujourd’hui aucune région du monde qui n’ait, d’une manière ou d’une autre, accueilli le nom de Fanon. Une véritable « bibliothèque Fanon » est née et a, en retour, permis la constitution d’un champ d’études foisonnant, rhizomatique et, aujourd’hui, de portée planétaire.

Ce champ s’est développé en trois temps, les périodes d’oubli ou de présence spectrale alternant avec les périodes de « retour » et la dissémination chaque fois s’effectuant à partir d’un foyer irradiant [6] . Le premier de ces foyers est l’Afrique à l’âge de la praxis révolutionnaire, celui des grandes luttes d’émancipation qui ébranlèrent les trois premiers quarts du XXe siècle – les luttes anticoloniales proprement dites, les luttes anti-impérialistes et la lutte contre l’apartheid.

On a beaucoup insisté sur la dette de Fanon à l’égard de l’existentialisme, de la psychanalyse et du marxisme, et sur la manière dont il négocia ses difficiles relations avec ces courants d’idées si puissants à son époque. Mais on n’a pas encore suffisamment pris la mesure de ce que représenta alors, pour la pensée en général, l’émergence d’une praxis anticoloniale, dont la signification fut véritablement universelle et dont l’Afrique fut l’un des foyers irradiants au cours du XXe siècle. L’œuvre de Frantz Fanon fait partie intégrante d’une riche tradition africaine de réflexion critique sur les thèmes voisins de l’avènement du sujet humain, de la renaissance de l’Afrique et de la « déclosion » du monde [7] . Cette tradition, qui date pour le moins du XIXe siècle, est diasporique et ses centres se situent sur les pourtours de l’Atlantique [8] . Le mouvement des idées y suit généralement un arc allant des Caraïbes aux États-Unis avant de faire retour sur l’Afrique [9] . L’Europe n’est, ici, qu’un lieu de passage ou de transit.

Avec Fanon cependant, le déplacement s’opère des Caraïbes vers l’Afrique. Les idées produites dans le creuset africain sont ensuite véhiculées en Amérique où elles font l’objet de réappropriation par les mouvements civiques noirs et les militants radicaux. Tel est notamment le cas au cours de la seconde moitié du XXe siècle lorsque, à la faveur des luttes des peuples colonisés contre les puissances coloniales européennes, l’Afrique devient l’un des laboratoires privilégiés de la réflexion sur la libération nationale et les problèmes de la guerre révolutionnaire [10] , sur les rapports entre racisme et conscience de classe, colonialisme et capitalisme, ou encore entre le nationalisme, le panafricanisme et le socialisme. Au cours de cette période, une pensée révolutionnaire africaine prend corps autour de l’idée d’une Afrique totalement libérée, jouissant sans entrave de toutes ses capacités d’autodétermination et libérée de tout lien de vassalité. C’est une Afrique dont le projet est de se constituer en tant que sa force propre, son propre centre.

Mais ici, surtout, s’affrontèrent deux modèles de la révolution anticoloniale, le mo-dèle gandhien et le modèle insurrectionnel algérien [11] . À l’origine des thèses de Fanon sur la violence, se trouve la question historique de savoir comment conduire jusqu’à son terme le processus de décolonisation de l’Afrique. Le discours fanonien sur la violence se déroule sur une scène raciale dont l’Afrique du Sud et l’Algérie sont les deux lieux privilégiés d’incarnation. Ses considérations sur la bourgeoisie nationale se forgent à l’examen des expériences alors neuves de Guinée et du Ghana. La tragédie du Congo lui sert directement de lucarne à partir de laquelle il rend compte de la politique de puissance si caractéristique des relations internationales à l’époque de la guerre froide [12] .

L’Afrique n’est pas seulement le lieu à partir duquel il pense. Elle est le sujet même de cette pensée ainsi que sa matière. Et c’est à l’Afrique que celle-ci s’adresse en premier lieu. Cette « africanité » de la pensée de Fanon a malheureusement été perdue de vue alors même que l’Afrique aura été le point de départ de sa théorie révolutionnaire et de sa praxis anticoloniale. Sans ses réflexions sur la nature de la paysannerie, le pouvoir des « masses » ou le potentiel révolutionnaire des classes lumpen, l’œuvre d’Amilcar Cabral n’aurait sans doute pas pris la forme qu’elle finira par prendre [13] . Les trajectoires de la lutte armée contre le colonialisme portugais en Guinée-Bissau, en Angola, au Zimbabwe et au Mozambique non plus [14] . Dans une large mesure, les thèses du Tanzanien Julius Nyerere sur un « socialisme africain » dont les attributs fondamentaux seraient villageois et communalistes sont une réponse indirecte aux Damnés de la terre [15] .

Cette thématique paysanne trouvera des échos jusqu’en Afrique du Sud [16] . Elle nourrira en sous-main les rêves de réforme agraire dans une partie de l’Afrique australe où, à la faveur de la colonisation de peuplement, les Noirs ont été dépossédés de l’essentiel de leurs terres et parqués dans des réserves [17] . Au lendemain des indépendances, elle servira également de point d’ancrage à une tradition intellectuelle radicale soucieuse de trouver, dans les logiques sociales endogènes, les leviers d’une transformation révolutionnaire [18] . Par ailleurs, de Dar Es Salaam à Johannesburg en passant par Maputo, cette tradition intellectuelle contribuera à une critique et révision du marxisme – entreprise intellectuelle dont l’histoire est malheureusement loin d’être écrite, mais qui préfigure à bien des égards les développements théoriques enregistrés plus tard sur d’autres continents (cas des subaltern studies en Inde ou des mouvements indigénistes radicaux en Amérique latine) [19] . L’universalité de l’oeuvre de Fanon est donc inséparable de son « africanité ».

Hors d’Afrique, Les Damnés de la terre sera reçu comme un manuel de l’organisation et de la pratique révolutionnaire. C’est notamment le cas dans les milieux noirs des États-Unis, puis en Afrique du Sud où, confrontés à la ségrégation raciale, les mouvements pour les droits civiques s’en saisiront comme d’une bible [20] . Ses idées influenceront non seulement ceux qui, à l’époque, cherchent à comprendre la dynamique de la libération anticoloniale, mais également ceux qui s’opposent à la fois à l’impérialisme américain et au totalitarisme soviétique [21] .

3. Le deuxième âge de Fanon correspond à l’essor des « études postcoloniales » dans le monde anglo-saxon des années 1980. Si Les Damnés de la terre était le livre de l’âge de la praxis révolutionnaire, de Peau noire, masque blanc l’on peut dire qu’il est l’un des livres de chevet du tournant postcolonial de la pensée contemporaine. Le dernier quart du XXe siècle se caractérise en effet par le reflux de toute perspective révolutionnaire dans le monde. La chute de l’Union soviétique consacre l’hégémonie du système capitaliste, l’apparent triomphe de la démocratie de marché et un essoufflement du marxisme. La redécouverte de la « société civile » démontre a posteriori le caractère supposément anachronique des théories de la guerre révolutionnaire. Les vieilles luttes autour de la redistribution accordaient une place éminente aux facteurs de classe dans la transformation des rapports de pouvoir et dans la constitution de formes transversales de solidarité. La « nouvelle question sociale » a désormais pour enjeu central la reconnaissance des identités lésées. Ce nouveau paradigme accorde une place privilégiée aux questions de la différence et de l’altérité.

Le dernier quart du XXe siècle est également marqué par l’irruption, dans différents champs du savoir – de la philosophie, des arts et de la littérature en particulier – de nouveaux courants intellectuels qui, en s’attaquant aux postulats eurocentristes dans les sciences humaines, auront infléchi la manière de penser le monde, la politique, l’histoire et la culture [22] . Une pensée-monde se met en place. Elle témoigne, dans une large mesure, du procès de décentrement du monde alors en cours. Le texte fanonien devient l’un des passages obligés de ces nouveaux voyages planétaires de la critique contemporaine, l’interlocuteur privilégié que l’on relit, que l’on réfute ou que l’on complète. Dans des champs aussi divers que la critique littéraire et artistique, la psychanalyse et la critique psychiatrique [23] , les études de la race et des diasporas (critical race studies), de la différence sexuée (féminisme, queer), des savoirs subalternes (subaltern studies), voire de la circulation contemporaine de toutes sortes de flux (public culture), l’on redécouvre Fanon [24] . L’on réexamine les objets propres de ses enquêtes, la sorte de lexique qu’il développa, ses méthodes d’analyse et la pertinence de ses grilles de lecture dans les conditions contemporaines.

Le contexte s’y prête. La présence de plus en plus visible de minorités raciales en Europe relance l’interrogation sur l’histoire de la présence européenne au monde et l’histoire de la présence du monde en son sein aussi bien pendant qu’après l’Empire [25] . La globalisation des migrations et la circulation de toutes sortes de flux aidant, les conceptions essentialistes de l’identité sont remises en cause [26] . Les processus d’identification sont de plus en plus saisis non à partir d’une perspective ontologique, mais par le biais d’un sujet face à son désir. Partout se manifeste un regain d’intérêt pour l’analyse des rapports du sujet, du langage et de la représentation. Le scepticisme face aux postulats de la raison transcendantale gagne en intensité [27] . Une importance neuve est accordée à l’hétérogénéité des temporalités et à la réflexion sur la nature de l’ordre démocratique, les conditions éthiques du vivre-ensemble et les manières de relation à autrui et au monde [28] .

À la faveur du tournant postcolonial dans les sciences humaines, les débats les plus controversés sur l’héritage et l’actualité de Fanon se nouent alors au point d’intersection entre la race, la sexualité et la psychanalyse [29] . D’une part, les préoccupations de Fanon concernant les scissions du moi font l’objet d’une reprise et d’un prolongement qui vise à démontrer que toute différence est, in fine, une affaire de relation, de désir et d’ambivalence. D’autre part, ses thèses sur le pouvoir des hommes et la loi de la race comme structures élémentaires de la formation du moi en situation coloniale servent de point de départ pour une critique de l’éthique du traitement psychiatrique [30] .

Mais ce retour de Fanon donne également lieu à bien des malentendus. Tel est notamment le cas au point de rencontre entre Fanon et les problématiques féministes et queer [31] . Une partie de la critique féministe et queer dénonce en effet l’homophobie et la misogynie qui marqueraient l’étude fanonienne de la psychosexualité. Effectuées souvent à partir de perspectives freudiennes, voire lacaniennes, de telles remises en cause sont aveugles sur le fait que le rapport organique entre sexualité, désir et race n’est jamais interrogé dans le texte freudien lui-même. Or, pour Fanon, ce rapport n’est pas simplement d’ordre analogique. La race est un objet plein au même titre que la sexualité ou le désir, et un rapport de co-constitution relie la race à chacun de ces termes.

4. Alors que la critique postcoloniale est en voie d’essoufflement dans le monde anglo-saxon, un troisième âge de Fanon pointe à l’horizon [32] . Il est porté par les transformations du monde et sa re-balkanisation au début de ce millénaire. Sorti de la décolonisation et de la guerre froide, le monde est rentré dans une nouvelle ère, celle de la contre-insurrection. Le champ de cette contre-insurrection est planétaire. Son objectif n’est peut-être pas de réinstituer purement et simplement les vieux liens coloniaux. Mais elle puise dans les vieilles techniques des guerres coloniales une part de ses procédés [33] . Comme les guerres coloniales, la contre-insurrection est justifiée par le vieux « devoir de civilisation » [34] . Ainsi en est-il des techniques d’occupation militaire d’États nominalement indépendants ou encore de la distribution de la violence sous la forme de l’emprisonnement illégal et de la torture.

Le retour de la contre-insurrection va de pair avec le retour des logiques d’extraction dans la sphère économique et les logiques de race dans le champ social [35] . Historiquement, la race a toujours été une forme codée de découpage et d’organisation des multiplicités, de leur fixation, de leur distribution le long d’une hiérarchie et de leur répartition au sein d’espaces plus ou moins fermés – la logique de l’enclos. Tel était le cas sous les régimes coloniaux de ségrégation. À l’âge de la contre-insurrection, peu importe qu’elle soit volontiers déclinée sous le signe de la « religion » ou de la « culture ». La race est ce qui permet d’identifier et de définir des groupes de « populations » en tant qu’elles seraient, chacune, porteuses de risques différentiels et plus ou moins aléatoires.

Dans ce contexte, les nouveaux processus de racialisation visent à marquer ces groupes de populations, à fixer le plus précisément possible les limites au sein desquelles elles peuvent circuler, à déterminer le plus exactement possible les emplacements qu’elles peuvent occuper, bref, à assurer les circulations dans un sens qui permette d’écarter les menaces et d’assurer la sûreté générale. Il s’agit de trier ces groupes de populations, de les marquer à la fois comme des « espèces », des « séries » et comme des « cas », au sein d’un calcul généralisé du risque, du hasard et des probabilités, de manière à pouvoir prévenir les dangers inhérents à leur circulation et, si possible, à les neutraliser d’avance, souvent par l’incarcération ou la déportation. La race, de ce point de vue, fonctionne à la fois comme idéologie, dispositif de sécurité et technologie de gouvernement des multiplicités. Elle est le moyen le plus efficace d’abolir le droit dans l’acte même par lequel l’on prétend ériger la loi.

Comment s’étonner, dans ces conditions, que le nom de Fanon continue de s’écrire dans le présent et dans le futur [36] ? Comment s’étonner, en outre, que cette nouvelle écriture du nom de Fanon commence, une fois de plus, par la critique de la violence et qu’elle se termine par celle de la vie en tant qu’épreuve sur soi et épreuve du monde [37] ? Prendre en charge la souffrance de l’homme qui lutte, la décrire et la comprendre de telle manière que de ce savoir et de cette lutte jaillisse un homme nouveau, tel fut en effet le projet de Fanon. Afin de le réaliser, ce dernier chercha, sans cesse, à dire le temps dans lequel l’expérience de la vie se déroulait, sa différence et sa nou-veauté. La sienne fut une conscience historique particulièrement sensible à sa propre inscription dans le temps – le temps colonial sans doute, le temps des guerres et des souffrances qu’elles engendrent sur le plan psychique, mais davantage encore le temps du monde. Ce temps du monde, le « nègre » en était la figure épiphanique puisqu’en le « nègre », l’idée même de race trouvait son lieu d’épuisement.

Le Cap (Afrique du Sud), 2 septembre 2011