Tuesday, 10 December 2013

Pratiques Fanoniennes en Afrique Du Sud: De Steve Biko a Abahlali baseMjondolo

Etat d’Exception

Avant-propos

Richard Pithouse nous a parlé la première fois de Frantz Fanon quand nous avions affaire à des arrestations, après notre premier barrage routier [en 2005]. Il a dit que Fanon avait écrit que chaque génération doit découvrir sa mission, la remplir ou la trahir. Fanon a découvert ce que nous avions découvert au sein de notre génération : si vous êtes sérieux quant à la victoire, quant à réussir à humaniser le monde, même un peu, alors votre lutte doit être une politique vivante. Elle doit être détenue et formée – dans la pensée et dans l’action – par des hommes et des femmes ordinaires. Si chaque gogo (grand-mère) ne comprend pas votre politique, alors vous êtes sur la voie d’un autre système hiérarchisé. Vous courez également le risque de vous retrouver livrés à vous-mêmes face à la répression.

Toute lutte doit commencer au point où les gens qui ont décidé de se rebeller se trouvent, avec les ressources dont ils disposent, sur la base des expériences qu’ils ont eu, face aux limites et dangers qu’ils rencontrent, et avec la compréhension qu’ils ont. Parce que le monde est toujours en mouvement, chaque lutte doit commencer d’elle-même. Mais quand un combat se déplace et grandit, vous découvrez de nouveaux amis, et aussi de nouveaux ancêtres de lutte. Nous avons commencé notre lutte en en sachant beaucoup sur Nelson Mandela, sur Steve Biko, sur InkosiBhambatha, sur les femmes de Cato Manor, sur les syndicats et le Front Démocratique Uni (UDF). Nous nous sommes sentis très proches de certains de ces ancêtres de notre lutte. Beaucoup de nos camarades étaient dans les syndicats ou l’UDF, certains sont les enfants des femmes de Cato Manor ; un petit-fils de Bhambatha est l’un de nos membres respectés les plus âgés, et nous avons ressenti un lien fort avec Biko à travers l’évêque Rubin Phillip.

Mais nous ne savions rien à propos de Paulo Freire ou de Frantz Fanon, quand nous avons commencé notre lutte. Cela, nous l’avons appris sur le chemin. Nous avons aussi rencontré beaucoup de nouveaux amis. Nigel Gibson est l’un d’eux. Il a participé à nos discussions, bien que souvent de loin, et il a résisté avec nous à l’extérieur du poste de police de Sydenham.

Nous avons souvent dit que la lutte est une école. Le premier point de l’apprentissage est de penser à ce que les gens font de leur situation, de leur lutte et de la manière dont cette lutte est perçue. Mais il y a aussi un apprentissage qui vient de la solidarité que la lutte expérimente, une fois qu’elle est en mouvement.

Nous avons appris à tracer une distinction claire entre les formes de gauchisme qui acceptent que tout le monde puisse réfléchir, et qui sont prêtes à faire un bout de chemin avec les pauvres, et les formes de gauchisme qui pensent que seuls les militants de la classe moyenne, le plus souvent des universitaires ou des membres d’ONG, peuvent réfléchir, et qui exigent que les pauvres leur obéissent. Nous avons appelé ce second type de gauche, la gauche régressive. Elle peut dire des choses différemment à l’Etat, quand il s’agit de la Banque mondiale ou de la politique de Croissance, d’Emploi et de Redistribution (Growth, Employment and Redistribution). Mais quand il s’agit de la façon dont ils se conduisent avec nous, nous ne voyons aucune différence entre la manière dont ils se comportent, et celle dont l’État se comporte. La tendance à traiter notre insistance sur l’autonomie de notre mouvement comme criminelle, est la même. La tendance à coopter des individus et calomnier des mouvements, est la même. Le désir de gâcher tout mouvement qu’ils ne peuvent pas diriger, est le même.

Fanon croyait que tout le monde pourrait réfléchir. Il croyait que le rôle de l’intellectuel qui avait reçu une formation universitaire était d’être au cœur des luttes du peuple, et d’être au cœur des discussions au sein des luttes du peuple. Il ne fait aucun doute que Fanon aurait reconnu les intellectuels du bidonville (shack intellectuals) dans notre mouvement. Il aurait discuté et débattu avec nous d’égal à égal. Fanon croyait que la démocratie était le règne du peuple et non celui des experts. Il ne pensait pas que la démocratie consistait juste à voter tous les cinq ans. Il la voyait comme une pratique quotidienne du peuple. C’était un philosophe qui voulait être au sein des mouvements qui développaient, exprimaient et renforçaient la volonté du peuple. Clairement, nous pouvons le revendiquer comme l’un des nombreux ancêtres de notre propre lutte.

Les gens viennent à notre mouvement depuis différentes traditions politiques et expériences sociales. Certains viennent de l’African National Congress (ANC) et certains de l’Inkatha Freedom Party (IFP) ou du Minority Front (MF). Amener toutes ces personnes au sein de notre politique vivante, au sein de l’Abahlalisme (Abahlalism), n’est possible que si nous faisons deux choses. Tout d’abord, nous devons commencer à partir des vies ordinaires des gens, et agir à partir de là. Tout le monde peut reconnaître la logique qui veut que si les gens n’ont pas d’eau, ils ont besoin d’eau. Deuxièmement, nous devons discuter en permanence le sens plus général de notre lutte.

C’était relativement facile à faire dans les premiers jours du mouvement. Après avoir fait face à une répression sévère, c’est devenu plus difficile. Quand des camarades sont en prison, dormant dans endroits étranges avec seulement de l’eau dans leur estomac et du pain pour leurs enfants, craignant pour leur vie et la sécurité de leurs foyers, il devient difficile de discuter du sens de notre politique.

Fanon discutait philosophie en plein milieu de la guerre d’Algérie. Il s’agit là d’une source d’inspiration. La leçon à en tirer est que nous devons continuer à réfléchir et à discuter, même au milieu d’une crise. Le coût qui consisterait à ne pas répondre à ce défi est trop élevé. Lorsque nous répondons à la répression, cette réponse devrait inclure non seulement le fait d’assurer la sécurité de nos membres, le soutien et la justice pour les personnes en prison, le maintien des structures de l’organisation et la mobilisation de la solidarité. Elle doit également inclure une discussion continue de l’Abahlalisme.

Notre pratique politique quotidienne est notre humble tentative de continuer la lutte pour remplir l’aspiration à la liberté et à la justice, sur lesquelles des gens comme Biko et Fanon ont écrit. Biko et Fanon croyaient tous deux en la liberté individuelle et la libération collective. L’un des problèmes majeurs de notre société, est que la libération a été privatisée. De la base de la société jusqu’au sommet, il y a des gens qui pensent et disent même que la libération consiste à devenir riche.

La puissance de notre organisation advient quand nous rejetons cette compréhension individualiste de la libération et acceptons une responsabilité collective de la société, de l’échelon familial, à celui des quartiers, des villes et de la société tout entière. Une juste, démocratique et progressiste société, dans laquelle tout le monde peut participer à la prise de décision, et où la terre et la richesse sont partagées, ne peut pas être construite par l’initiative individualiste.

Une personne ne peut être épanouie en s’isolant d’autres personnes, ou sans de justes et égales relations avec d’autres personnes de son entourage. Certaines personnes croient qu’elles peuvent émousser leur humanité avec les choses qu’elles achètent, mais ce n’est qu’une illusion. Lorsqu’un homme riche conduit sa voiture pour sortir de sa communauté fortifiée, il sait dans son cœur qu’il n’est pas meilleur homme que l’agent de sécurité au portail. Les gens ont peur d’accepter la réalité de l’égalité, car elle est incompatible avec la privatisation de la libération.

Une fois qu’il est admis qu’une personne ne peut être une personne à part entière qu’en relation avec d’autres, et que tous les autres sont des êtres humains et doivent donc compter, il devient clair que tous les droits des personnes doivent être protégés, et qu’ils doivent avoir la possibilité de profiter de la vie. Cela nécessite de l’action, de la réelle action dans le monde.

Il est illusoire de penser que nous pouvons nous démarquer des collectivités qui nous ont faites. C’est le pouvoir du système politique de parti et de l’argent qui construit les murs fortifiés des riches. Ce sont les mêmes murs qui divisent les riches et les pauvres. Les politiques partisanes, les politiques ethniques, et les frontières nous séparent également. Ces murs ne nous divisent pas seulement physiquement, ils sont aussi là pour nous enseigner que la libération a été privatisée, et que le succès consiste à se trouver soi-même et sa famille du bon côté de la barrière. Ce sont ces murs qui reproduisent l’individualisme et font qu’il est difficile pour des militants de s’organiser collectivement. Par conséquent, notre tâche la plus urgente, la mission que notre génération partage avec les générations précédentes, est de souligner le fait qu’une personne est une personne peu importe où elle se trouve. Et ce, indépendamment de son origine, sa couleur de peau, son sexe, sa religion, croyance, âge et statut socio-économique. Un véritable mouvement, avec de réels membres engagés dans une véritable lutte, doit négocier tout le temps, et des compromis doivent parfois être faits. Mais ce sont des compromis tactiques. Lorsque nous discutons philosophie dans notre université, nous réalisons la valeur de la distinction entre tactique et principes. Un principe ne peut jamais faire l’objet d’un compromis et il ne faut jamais transiger sur le principe selon lequel tous les gens sont égaux, et que tout le monde doit compter.

Lorsque nous nous organisons au sein de l’Abahlali, nous n’encourageons pas l’adhésion individuelle. Afin d’encourager la culture de la collectivité, Abahlali rappelle à tous ses membres l’importance de leurs familles et de leurs quartiers. Ainsi, lorsqu’on adhère au mouvement, on prend la responsabilité d’encourager les autres à se joindre au mouvement. Sauf à construire un mouvement de masse, la réalité est que c’est toujours la famille de quelqu’un, les voisins de quelqu’un dans un quartier particulier, qui affrontent en premier des moments difficiles d’expulsions, d’inondations, d’incendies de bidonvilles, de crimes, de descentes de police, de brutalités policières, d’arrestations et de mort. Nous avons le devoir de nous occuper les uns des autres. Nous encourageons tout le monde à prendre cette obligation au sérieux, et en même temps, nous précisons que nos dirigeants n’ont pas toujours les réponses et que notre lutte n’est pas dans nos bureaux. Notre lutte, comme notre force, est dans nos communautés unies. Mais sans une culture de la collectivité, ce pouvoir ne sera jamais effectif.

Nous soulignons toujours à nos membres qu’Abahlali ne luttera pas pour eux, mais seulement avec eux. Il n’y a rien pour la communauté sans des individus et des familles engagés, et il n’y a rien pour des individus et des familles sans des communautés unies et fortes. Cette forme de militantisme laisse, dès le début, beaucoup de responsabilités à un campement particulier. Cette forme de lutte signifie que parfois, le mouvement peut être fort tandis qu’un campement est faible. Mais elle signifie également que la force du mouvement ne se situe pas à sa direction. Elle est dans les communautés et son sort est tenu dans les mains de membres ordinaires. Quelle que soit la force du mouvement, elle provient de ce mode d’organisation.

Lorsque nous recevons des invitations pour que le mouvement élise des délégués afin de représenter Abahlali quelque part, c’est l’assemblée générale qui décide s’il est ou non dans le meilleur intérêt du mouvement d’accepter cette invitation. S’il est convenu qu’un délégué doive être envoyé, c’est l’assemblée qui décide qui doit être délégué. Cela contribue à éliminer le problème qui consiste à avoir les mêmes visages qui représentent le mouvement tout le temps, et aide beaucoup de gens à acquérir de nouvelles compétences. Cela contribue à promouvoir le collectivisme. Nous sommes conscients du danger qui consiste à envoyer les mêmes personnes pour représenter le mouvement tout le temps. Il s’agit notamment du risque de cooptation, les individus se détachant du reste du groupe à mesure qu’ils deviennent populaires, et des possibilités de corruption. Cette culture de la collectivité contribue à construire une société responsable – une société où aucun de nous ne profitera de la vie tant que tous les autres ne seront pas libres.

Il est pratique de lutter localement pour faire une réelle différence dans le monde, et pour construire de vrais mouvements. Le local doit toujours être la voie vers le global. Lorsque nous nous rencontrons au niveau global, nous devrions nous rencontrer en tant que représentants élus, mandatés et non permanents, de fortes luttes locales.

Notre lutte continue.

Nous sommes reconnaissants à Nigel Gibson de mettre le travail d’intellectuels célèbres en conversation avec celui des intellectuels des bidonvilles.

S’bu Zikode
Abahlali baseMjondolo
Traduit de l’anglais (Afrique du Sud) par RC, pour Etat d’Exception.