Richard Pithouse nous a parlé la première
fois de Frantz Fanon quand nous avions affaire à des arrestations, après notre
premier barrage routier [en 2005]. Il a dit que Fanon avait écrit que chaque
génération doit découvrir sa mission, la remplir ou la trahir. Fanon a
découvert ce que nous avions découvert au sein de notre génération : si vous
êtes sérieux quant à la victoire, quant à réussir à humaniser le monde, même un
peu, alors votre lutte doit être une politique vivante. Elle doit être détenue
et formée – dans la pensée et dans l’action – par des hommes et des femmes
ordinaires. Si chaque gogo (grand-mère) ne comprend pas votre politique, alors
vous êtes sur la voie d’un autre système hiérarchisé. Vous courez également le
risque de vous retrouver livrés à vous-mêmes face à la répression.
Toute lutte doit commencer au point où les
gens qui ont décidé de se rebeller se trouvent, avec les ressources dont ils
disposent, sur la base des expériences qu’ils ont eu, face aux limites et
dangers qu’ils rencontrent, et avec la compréhension qu’ils ont. Parce que le
monde est toujours en mouvement, chaque lutte doit commencer d’elle-même. Mais
quand un combat se déplace et grandit, vous découvrez de nouveaux amis, et
aussi de nouveaux ancêtres de lutte. Nous avons commencé notre lutte en en
sachant beaucoup sur Nelson Mandela, sur Steve Biko, sur InkosiBhambatha,
sur les femmes de Cato Manor, sur les syndicats et le Front Démocratique Uni
(UDF). Nous nous sommes sentis très proches de certains de ces ancêtres de
notre lutte. Beaucoup de nos camarades étaient dans les syndicats ou l’UDF,
certains sont les enfants des femmes de Cato Manor ; un petit-fils de
Bhambatha est l’un de nos membres respectés les plus âgés, et nous avons
ressenti un lien fort avec Biko à travers l’évêque Rubin Phillip.
Mais nous ne savions rien à propos de Paulo
Freire ou de Frantz Fanon, quand nous avons commencé notre lutte. Cela, nous
l’avons appris sur le chemin. Nous avons aussi rencontré beaucoup de nouveaux
amis. Nigel Gibson est l’un d’eux. Il a participé à nos discussions, bien que
souvent de loin, et il a résisté avec nous à l’extérieur du poste de police de
Sydenham.
Nous avons souvent dit que la lutte est une
école. Le premier point de l’apprentissage est de penser à ce que les gens font
de leur situation, de leur lutte et de la manière dont cette lutte est perçue.
Mais il y a aussi un apprentissage qui vient de la solidarité que la lutte
expérimente, une fois qu’elle est en mouvement.
Nous avons appris à tracer une distinction
claire entre les formes de gauchisme qui acceptent que tout le monde puisse
réfléchir, et qui sont prêtes à faire un bout de chemin avec les pauvres, et
les formes de gauchisme qui pensent que seuls les militants de la classe
moyenne, le plus souvent des universitaires ou des membres d’ONG, peuvent
réfléchir, et qui exigent que les pauvres leur obéissent. Nous avons appelé ce
second type de gauche, la gauche régressive. Elle peut dire des choses
différemment à l’Etat, quand il s’agit de la Banque mondiale ou de la politique
de Croissance, d’Emploi et de Redistribution (Growth, Employment and
Redistribution). Mais quand il s’agit de la façon dont ils se conduisent avec
nous, nous ne voyons aucune différence entre la manière dont ils se comportent,
et celle dont l’État se comporte. La tendance à traiter notre insistance sur
l’autonomie de notre mouvement comme criminelle, est la même. La tendance à
coopter des individus et calomnier des mouvements, est la même. Le désir de
gâcher tout mouvement qu’ils ne peuvent pas diriger, est le même.
Fanon croyait que tout le monde pourrait
réfléchir. Il croyait que le rôle de l’intellectuel qui avait reçu une
formation universitaire était d’être au cœur des luttes du peuple, et d’être au
cœur des discussions au sein des luttes du peuple. Il ne fait aucun doute que
Fanon aurait reconnu les intellectuels du bidonville (shack intellectuals) dans
notre mouvement. Il aurait discuté et débattu avec nous d’égal à égal. Fanon
croyait que la démocratie était le règne du peuple et non celui des experts. Il
ne pensait pas que la démocratie consistait juste à voter tous les cinq ans. Il
la voyait comme une pratique quotidienne du peuple. C’était un philosophe qui
voulait être au sein des mouvements qui développaient, exprimaient et
renforçaient la volonté du peuple. Clairement, nous pouvons le revendiquer
comme l’un des nombreux ancêtres de notre propre lutte.
Les gens viennent à notre mouvement depuis
différentes traditions politiques et expériences sociales. Certains viennent de
l’African National Congress (ANC) et certains de l’Inkatha Freedom Party (IFP)
ou du Minority Front (MF). Amener toutes ces personnes au sein de notre
politique vivante, au sein de l’Abahlalisme (Abahlalism), n’est possible que si
nous faisons deux choses. Tout d’abord, nous devons commencer à partir des vies
ordinaires des gens, et agir à partir de là. Tout le monde peut reconnaître la
logique qui veut que si les gens n’ont pas d’eau, ils ont besoin d’eau.
Deuxièmement, nous devons discuter en permanence le sens plus général de notre
lutte.
C’était relativement facile à faire dans les
premiers jours du mouvement. Après avoir fait face à une répression sévère,
c’est devenu plus difficile. Quand des camarades sont en prison, dormant dans
endroits étranges avec seulement de l’eau dans leur estomac et du pain pour
leurs enfants, craignant pour leur vie et la sécurité de leurs foyers, il devient
difficile de discuter du sens de notre politique.
Fanon discutait philosophie en plein milieu
de la guerre d’Algérie. Il s’agit là d’une source d’inspiration. La leçon à en
tirer est que nous devons continuer à réfléchir et à discuter, même au milieu
d’une crise. Le coût qui consisterait à ne pas répondre à ce défi est trop
élevé. Lorsque nous répondons à la répression, cette réponse devrait inclure
non seulement le fait d’assurer la sécurité de nos membres, le soutien et la
justice pour les personnes en prison, le maintien des structures de
l’organisation et la mobilisation de la solidarité. Elle doit également inclure
une discussion continue de l’Abahlalisme.
Notre pratique politique quotidienne est
notre humble tentative de continuer la lutte pour remplir l’aspiration à la
liberté et à la justice, sur lesquelles des gens comme Biko et Fanon ont écrit.
Biko et Fanon croyaient tous deux en la liberté individuelle et la libération
collective. L’un des problèmes majeurs de notre société, est que la libération
a été privatisée. De la base de la société jusqu’au sommet, il y a des gens qui
pensent et disent même que la libération consiste à devenir riche.
La puissance de notre organisation advient
quand nous rejetons cette compréhension individualiste de la libération et
acceptons une responsabilité collective de la société, de l’échelon familial, à
celui des quartiers, des villes et de la société tout entière. Une juste,
démocratique et progressiste société, dans laquelle tout le monde peut
participer à la prise de décision, et où la terre et la richesse sont
partagées, ne peut pas être construite par l’initiative individualiste.
Une personne ne peut être épanouie en
s’isolant d’autres personnes, ou sans de justes et égales relations avec
d’autres personnes de son entourage. Certaines personnes croient qu’elles
peuvent émousser leur humanité avec les choses qu’elles achètent, mais ce n’est
qu’une illusion. Lorsqu’un homme riche conduit sa voiture pour sortir de sa
communauté fortifiée, il sait dans son cœur qu’il n’est pas meilleur homme que
l’agent de sécurité au portail. Les gens ont peur d’accepter la réalité de
l’égalité, car elle est incompatible avec la privatisation de la libération.
Une fois qu’il est admis qu’une personne ne
peut être une personne à part entière qu’en relation avec d’autres, et que tous
les autres sont des êtres humains et doivent donc compter, il devient clair que
tous les droits des personnes doivent être protégés, et qu’ils doivent avoir la
possibilité de profiter de la vie. Cela nécessite de l’action, de la réelle
action dans le monde.
Il est illusoire de penser que nous pouvons
nous démarquer des collectivités qui nous ont faites. C’est le pouvoir du
système politique de parti et de l’argent qui construit les murs fortifiés des
riches. Ce sont les mêmes murs qui divisent les riches et les pauvres. Les
politiques partisanes, les politiques ethniques, et les frontières nous
séparent également. Ces murs ne nous divisent pas seulement physiquement, ils
sont aussi là pour nous enseigner que la libération a été privatisée, et que le
succès consiste à se trouver soi-même et sa famille du bon côté de la barrière.
Ce sont ces murs qui reproduisent l’individualisme et font qu’il est difficile
pour des militants de s’organiser collectivement. Par conséquent, notre tâche
la plus urgente, la mission que notre génération partage avec les générations
précédentes, est de souligner le fait qu’une personne est une personne peu
importe où elle se trouve. Et ce, indépendamment de son origine, sa couleur de
peau, son sexe, sa religion, croyance, âge et statut socio-économique. Un
véritable mouvement, avec de réels membres engagés dans une véritable lutte,
doit négocier tout le temps, et des compromis doivent parfois être faits. Mais
ce sont des compromis tactiques. Lorsque nous discutons philosophie dans notre
université, nous réalisons la valeur de la distinction entre tactique et
principes. Un principe ne peut jamais faire l’objet d’un compromis et il ne
faut jamais transiger sur le principe selon lequel tous les gens sont égaux, et
que tout le monde doit compter.
Lorsque nous nous organisons au sein de l’Abahlali,
nous n’encourageons pas l’adhésion individuelle. Afin d’encourager la culture
de la collectivité, Abahlali rappelle à tous ses membres l’importance de leurs
familles et de leurs quartiers. Ainsi, lorsqu’on adhère au mouvement, on prend
la responsabilité d’encourager les autres à se joindre au mouvement. Sauf à
construire un mouvement de masse, la réalité est que c’est toujours la famille
de quelqu’un, les voisins de quelqu’un dans un quartier particulier, qui
affrontent en premier des moments difficiles d’expulsions, d’inondations,
d’incendies de bidonvilles, de crimes, de descentes de police, de brutalités
policières, d’arrestations et de mort. Nous avons le devoir de nous occuper les
uns des autres. Nous encourageons tout le monde à prendre cette obligation au
sérieux, et en même temps, nous précisons que nos dirigeants n’ont pas toujours
les réponses et que notre lutte n’est pas dans nos bureaux. Notre lutte, comme
notre force, est dans nos communautés unies. Mais sans une culture de la collectivité,
ce pouvoir ne sera jamais effectif.
Nous soulignons toujours à nos membres
qu’Abahlali ne luttera pas pour eux, mais seulement avec eux. Il n’y a rien
pour la communauté sans des individus et des familles engagés, et il n’y a rien
pour des individus et des familles sans des communautés unies et fortes. Cette
forme de militantisme laisse, dès le début, beaucoup de responsabilités à un
campement particulier. Cette forme de lutte signifie que parfois, le mouvement
peut être fort tandis qu’un campement est faible. Mais elle signifie également
que la force du mouvement ne se situe pas à sa direction. Elle est dans les
communautés et son sort est tenu dans les mains de membres ordinaires. Quelle
que soit la force du mouvement, elle provient de ce mode d’organisation.
Lorsque nous recevons des invitations pour
que le mouvement élise des délégués afin de représenter Abahlali quelque part,
c’est l’assemblée générale qui décide s’il est ou non dans le meilleur intérêt
du mouvement d’accepter cette invitation. S’il est convenu qu’un délégué doive
être envoyé, c’est l’assemblée qui décide qui doit être délégué. Cela contribue
à éliminer le problème qui consiste à avoir les mêmes visages qui représentent
le mouvement tout le temps, et aide beaucoup de gens à acquérir de nouvelles
compétences. Cela contribue à promouvoir le collectivisme. Nous sommes
conscients du danger qui consiste à envoyer les mêmes personnes pour
représenter le mouvement tout le temps. Il s’agit notamment du risque de
cooptation, les individus se détachant du reste du groupe à mesure qu’ils
deviennent populaires, et des possibilités de corruption. Cette culture de la
collectivité contribue à construire une société responsable – une société où
aucun de nous ne profitera de la vie tant que tous les autres ne seront pas
libres.
Il est pratique de lutter localement pour
faire une réelle différence dans le monde, et pour construire de vrais
mouvements. Le local doit toujours être la voie vers le global. Lorsque nous
nous rencontrons au niveau global, nous devrions nous rencontrer en tant que
représentants élus, mandatés et non permanents, de fortes luttes locales.
Notre lutte continue.
Nous sommes reconnaissants à Nigel Gibson de
mettre le travail d’intellectuels célèbres en conversation avec celui des
intellectuels des bidonvilles.
S’bu Zikode
Abahlali baseMjondolo
Traduit
de l’anglais (Afrique du Sud) par RC, pour Etat d’Exception.